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"On retire la kippa" : après le 7-Octobre, les juifs français face à la flambée antisémite
Depuis le massacre du 7 octobre 2023 commis par le Hamas en Israël et le déclenchement de la guerre à Gaza qui a suivi, l'inquiétude s'est installée chez de nombreux juifs en Île-de-France. Entre peur des agressions antisémites, malaise dans les relations sociales et départs envisagés vers Israël, des membres de la communauté juive racontent leur quotidien marqué par un climat d’insécurité et de méfiance.
Un tag antisémite inscrit au sol devant un commerce juif, dans le quartier de la porte de Vincennes, à Paris, le 3 octobre 2025. © France 24

"Sale juif". L'inscription antisémite taguée dans la nuit du 2 au 3 octobre, au 2 rue du Donjon à Vincennes, a été recouverte par une épaisse peinture blanche. Mais pour les habitants juifs des alentours, le mal est fait. "Le lieu n'a pas été choisi par hasard", estime une femme rencontrée plus loin dans une épicerie casher. L'air résignée, elle montre le cliché du tag raciste sur son téléphone. "C'est un ami qui a partagé ça sur Facebook ce matin, appelez-le si vous voulez en savoir plus".

L'inscription en lettres noires a été apposée à une centaine de mètres à peine d'une école primaire juive. Un établissement privé, si discret qu'aucune plaque n'indique que, derrière le grillage vert de ce pavillon surmonté de deux caméras de surveillance, se trouvent des salles de classe fréquentées par des enfants juifs.

"On retire la kippa" : après le 7-Octobre, les juifs français face à la flambée antisémite
Un tag antisémite inscrit dans une rue de Vincennes (Val-de-Marne), à une centaine de mètres d'une école primaire juive, le 3 octobre 2025. © DR

À 20 minutes à pied, devant la pâtisserie casher Charles Traiteur, située à la limite de Paris et de Saint-Mandé, les derniers clients se pressent avant le shabbat. Là, sur le trottoir devant l'entrée du magasin, un autre tag de même typographie que celui de Vincennes : "Nique les juifs", tracé en noir sur le sol, délavé par la pluie qui tombe depuis le milieu de l'après-midi, mais toujours visible.

Le patron prend l'affaire au sérieux. "J'ai appelé le commissariat ce matin. Ils m'ont demandé d'envoyer une photo mais ils ne se sont pas déplacés", se désole-t-il.

"Avant c'était 'À bas Israël', maintenant ils s'en prennent aux juifs direct. Le message est clair. C'est de pire en pire", explique le commerçant, avant de servir une dernière cliente à la caisse.

Masquer son nom sur les applications de livraison

Ilan, 33 ans, a vu lui aussi les photos des tags circuler. Sa sœur habite le quartier de l'école juive. Elle l'a appelé ce matin pour lui parler des inscriptions antisémites près de chez elle. "Le massacre du 7-Octobre, ça a été la goutte d'eau pour la communauté", explique le jeune homme, "Malheureusement, les événements qui se passent en Israël se répliquent sur la France et dans le monde entier. Mais on n'avait déjà eu cela avant avec l'Hypercacher, et Toulouse [attentats perpétrés en mars 2012 contre l'école juive Ozar Hatorah par Mohamed Merah, qui a tué trois écoliers juifs abattus avant d'entrer en classe]. Ça faisait déjà beaucoup".

Pour lui comme pour de nombreux juifs des communes limitrophes de Vincennes, Saint-Mandé ou Fontenay-sous-bois, l'attaque de l'Hypercacher par le jihadiste Ahmedy Coulibaly le 9 janvier 2015, qui fit 4 victimes juives, reste dans toutes les têtes.

"Depuis l'attentat, je fais toujours attention, je reste aux aguets", explique le patron de la pâtisserie Charles Traiteur. Il faut dire que sa boutique jouxte l'Hypercacher, la supérette prise pour cible par les terroristes.

"On a cette culture en nous de dire qu'on n'est jamais en sécurité", raconte Ilan. L'histoire de sa famille est marquée par le départ soudain de Tunisie de ses grands-parents, contraint par les évènements de Bizerte en 1961, qui ont opposés les Tunisiens aux Français, qui y occupaient une base militaire. "Mon grand-père a très mal vécu cette histoire, que mon père nous a souvent racontée. Et aujourd'hui, malheureusement, on se sent rejetés à travers les discours de certains partis politiques. Je me demande si un jour on ne me chassera pas comme la Tunisie l'a fait pour mon père".

Les parents d'Ilan ont fait leur "Alya", émigration en Israël, il y a quatre ans, raconte-t-il. À la suite de ce départ, le fils a repris le commerce familial, un service de traiteur casher dans une commune du Val-de-Marne. "Pendant un an, je suis parti faire des études de restauration casher en Israël, mais je suis rentré. Moi j'aime la France, j'aime ce pays qui m'a donné une éducation et qui a donné une chance à mes parents quand ils ont été chassés de Tunisie".

Pour Ilan, l'État français ne prend pas la mesure de l'antisémitisme ambiant. Alors le jeune homme prend lui-même les devants : il préfère masquer son nom de famille sur l'application de livraison de repas à domicile Uber Eats, ne signale jamais sa véritable adresse, demande à ses sœurs d'envoyer une photo de la plaque d'immatriculation de leurs taxis, de "faire attention à leurs conversations dans le taxi pour ne pas provoquer". Ilan, qui vit à Pantin, en Seine-Saint-Denis envisage aussi de déménager depuis qu'il est père d'une petite fille : "Avec le temps, je ne me vois pas laisser ma fille sortir dans des quartiers qui sont un peu compliqués pour nous. Je serais plus rassuré dans des villes où la communauté [juive] est plus importante".

"Il y a un très grand malaise. Ceux qui le peuvent, et plus particulièrement la génération des 35-40 ans, quittent la France", a observé Michel* autour de lui. "Cela fait 30 ans que je vis à Fontenay-sous-Bois, on a toujours vécu en cohabitation avec toutes les tendances. Mais depuis deux mois, je retire ma kippa quand je suis dans la rue". Le sexagénaire, qui préfère garder l'anonymat, se dit choqué par l'accumulation des agressions antisémites. Il rappelle celle d'un homme portant une kippa frappé à coups de poings et de pieds alors qu'il sortait d'une synagogue à Paris en mars, et plus récemment, l'attaque dans l'Essonne contre un homme de 67 ans, roué de coups aux cris de "sale juif, je vais te tuer".

"On attend quoi pour bouger ? Qu'il y ait un mort ?"

Les actes antisémites ont connu une nette progression en France depuis le 7 octobre 2023, date des attaques sans précédent du mouvement islamiste palestinien Hamas contre Israël et du déclenchement de la guerre dans la bande de Gaza.

Sur les six premiers mois de l'année 2025, 646 actes antisémites ont été recensés dans le pays, selon le ministère de l'Intérieur. Soit une diminution de 27,5 % comparativement au premier semestre de 2024, mais un bond de 112,5 % par rapport à la même période de 2023.

Le contexte est particulièrement délicat puisque vit en France la plus grande communauté juive d'Europe, avec environ 450 000 à 500 000 personnes (juifs religieux et juifs non pratiquants ayant au moins l'un de leurs deux parents juifs). Une estimation communément admise en l'absence de statistiques ethniques ou religieuses en France.

"Au quotidien, soupire Michel, on réfléchit avant de prendre un itinéraire, on fait attention à nos enfants surtout, qu'ils ne soient pas embêtés en sortant d'un restaurant casher par exemple". "Moi je suis un enfant de la République, je suis allé dans des écoles publiques et laïques. Mais je me suis pris une vraie claque ces derniers temps", confie ce membre actif de la communauté culturelle juive.

Michel dit n'avoir jamais imaginé en arriver là. "On sent que certains veulent faire la peau aux juifs. Ce Monsieur qui sortait de la synagogue et qui a été roué de coups, ça aurait pu être moi. Parfois je me dis : 'On attend quoi pour bouger ? Qu'il y ait un mort ?'".

Ses parents, âgés de 80 et 87 ans sont "très perturbés", s'inquiète-t-il. "Ils ont traversé des épreuves traumatisantes. Alors avec mes amis, on se pose tous la même question : faut-il partir ?".

"Le 7-Octobre a tout cassé"

Un constat que partage Serge Belaiche, président de l'Union communautaire des associations juives de Fontenay-sous-Bois. "J'étais un juif heureux à Fontenay-sous-bois", raconte-il. "Le 7-Octobre a tout cassé".

Celui qui avait un temps envisagé de se présenter sur les listes électorales en veut désormais à sa mairie d'avoir soutenu des manifestations propalestiniennes et des personnalités comme la députée européenne Rima Hassan. Il rappelle toutefois que la municipalité a voté une subvention pour la reconstruction du Kibboutz Nir Oz, où un quart des habitants ont disparu lors du massacre du 7-Octobre, tués sur place ou pris en otage par le Hamas.

Aujourd'hui, à 70 ans passés, Serge Belaiche retire lui aussi sa kippa hors des rues de son quartier. "Dans la ville, je suis membre actif du dialogue interconfessionnel, qui regroupe les chrétiens catholiques, protestants, musulmans et la communauté juive que je représente. Même si j'ai de bons rapports avec des responsables de la communauté musulmane, dans la rue, il y a des regards. On ne m'a jamais bousculé, ni insulté, mais on me fusillait du regard quand je portais la kippa".

Les actes antisémites se sont succédés depuis deux ans sur le territoire de la commune. L'an dernier, une plaque en hommage aux résistants Marcelle et Maurice Minkowski a été cassée. En janvier, quatre individus, dont deux mineurs, ont été interpellés alors qu'ils dessinaient une étoile de David dans un immeuble. Puis cet été, un restaurant casher a été vandalisé.

"On est pourtant dans une commune qui fait beaucoup pour la mémoire", souligne Serge Belaiche. Fontenay-sous-Bois est l'une des premières villes de la région à avoir installé des "pavés de la mémoire", plaques de laiton scellées devant les maisons des Fontenaysiens déportés dans l'enfer des camps nazis parce qu'ils étaient juifs ou résistants.

La ville, où résident des juifs depuis des générations, est toujours un lieu d'ancrage, explique Serge Belaiche. Depuis les années 1980, la communauté s'y est même renforcée, avec un petit essor démographique. Environ un millier de familles y vivent désormais, "malgré les départs", dans une relative tranquillité.

"L'une de nos synagogues se trouve dans la ZUP de Fontenay. Le préfet est venu nous conseiller de renforcer sa sécurité, notamment la vidéosurveillance. C'est sans doute la synagogue la plus exposée des trois, mais, jusqu'à présent, il n'y a rien eu", explique-t-il. "Une des raisons, c'est que les gens ont grandi ensemble. C'est une génération de quadragénaires qui a fréquenté les mêmes écoles, et donc qui se connaît. Grâce à cela, Dieu merci, il n'y a eu aucune manifestation hostile, même après le 7-Octobre. Mais je ne vous cache pas que, quand j'y vais, je préfère porter une casquette [plutôt qu'une kippa, NDLR]", ajoute Serge Belaiche.

"On nous a dit qu'on brulerait nos locaux"

D'autres, bien que préoccupés par la montée des actes antisémites, ont choisi de ne pas modifier leurs habitudes. Ari*, enseignant de Kabbale (pensée mystique juive), dispense également ses cours à des non juifs intéressés par ce courant de pensée. Il dirige aussi une association sociale juive "qui aide tout le monde sans distinction de religion", et dont les actions s'étendent à plusieurs communes de banlieue parisienne. "Sur nos réseaux sociaux, nous avons reçu des menaces : on nous a dit qu'on brulerait nos locaux".

"Avec ma barbe et ma kippa, j'ai le look d'un rabbin. Je suis visible à des kilomètres, mais je n'ai pas changé, même si au fond l'inquiétude est latente", témoigne-t-il.

Habitant de Saint-Mandé, Nathan*, 24 ans, explique ne pas se sentir visé dans les lieux publics. Il porte toujours en pendentif l'étoile de David et le "Haï" le caractère hébreu qui représente "la vie" ou Dieu. Cet étudiant en droit affirme avoir plutôt affaire avec "un antisémitisme de discours qui se cache derrière l'antisionisme, avec des expressions employées comme 'l'entité sioniste', 'le sémitisme d'état', ou encore 'l'État profond'".

Perçu comme un "colon génocidaire"

"Un antisémitisme qui réactive de vieux clichés antisémites que l'on retrouvait chez le national-socialisme en Allemagne", dénonce-t-il. Jeune militant, il évolue dans les milieux de gauche, où il dit se sentir coller une étiquette dès que l'on apprend sa judéité.

Nathan raconte qu'à chaque discussions sur le conflit israélo-palestinien, il se retrouve contraint de justifier ses positions et de prouver qu'il est "un juif de gauche". "Et si j'ai le malheur de dire ou d'avancer que, peut-être, je pourrais reconnaître l'existence de l'État israélien, je suis aussitôt vu comme un 'colon génocidaire', quand bien même je participe à des manifestations propalestiniennes". Au final, il a le sentiment que son engagement ou ses opinions ne semblent jamais compter. Tout est systématiquement effacé par l'étiquette de "sioniste" qu'on lui colle.

C'est dans ce contexte qu'il a rejoint le collectif Golem, une association créée en novembre 2023 pour porter la voix des juifs de gauche. Nathan dit s'y investir, même si, au fond, il préférerait militer aux côtés de non uifs défendant la lutte contre l'antisémitisme, plutôt que d'avoir "l'obligation de se retrouver avec les siens".

Et, nuance à ses yeux, l'antisémitisme vient aujourd'hui davantage, selon lui, "de Français blancs qui, se croyant révolutionnaires, se comportent de manière antisémite, que de la communauté musulmane qu'on accuse d'être l'un des vecteurs principaux de l'antisémitisme".

Pour Salomé, 28 ans, les difficultés apparaissent surtout lors de nouvelles rencontres. "Depuis la guerre à Gaza, je sens un gros malaise. Avant, on me posait des questions sur le judaïsme et je racontais volontiers mon histoire familiale. Mais aujourd'hui, c'est devenu un tabou. Les gens me demandent si je suis juive après avoir aperçu mon étoile de David en pendentif. Puis ils prennent souvent un air étonné et semblent gênés".

Dans sa vie amoureuse aussi, le sujet s'impose. Lors de rendez-vous avec des hommes rencontrés sur des applications, la conversation part systématiquement sur le terrain politique pour la "sonder sur le conflit israélo-palestinien". Salomé ressent par ailleurs un éloignement avec une partie de ses amis juifs. "On se parle peu, parce qu'ils se sont affichés pro-Israël et moi propalestinienne. Ils se sentent trahis. Mais, à mes yeux, ce sont eux qui trahissent notre religion, qui est avant tout une religion de paix."

*Le prénom a été changé à la demande de la personne interrogée.