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Dans les vignes françaises, des cépages hybrides pour s'affranchir des pesticides
En France, un petit nombre de viticulteurs expérimentent depuis quelques années l'usage de "cépages hybrides" plus résistants aux maladies, comme le mildiou ou l'oïdium. Leur objectif : s'affranchir des pesticides, omniprésents dans la vigne traditionnelle. Mais face à une profession attachée à son patrimoine et des consommateurs à convaincre, ces nouvelles pratiques peinent à se faire une place. 
Un producteur de cognac récolte des raisins dans son vignoble à Saint-Preuil, dans le sud-ouest de la France, le 15 octobre 2024. © Christophe Archambault, AFP

Dans les vignes de Lilian Bauchet, il n'y aura bientôt plus de Gamay. À rebours de ses collègues alentour qui cultivent tous ce cépage réputé, ce vigneron du Beaujolais arrachera fin octobre ses derniers plants. À leur place se développeront uniquement des cépages dits "hybrides", issus de croisements entre différentes vignes. L'objectif : s'affranchir des pesticides, herbicides, fongicides et autres traitements phytosanitaires.

Pour cet ancien informaticien, reconverti à la vigne sur le tard, tout est parti d'un constat : la viticulture utilise trop de produits chimiques. En France, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la quasi-totalité du vin consommé provient d'une même espèce, la Vitis vinifera, aussi appelée la vigne européenne. Mais cette dernière est très sensible aux maladies comme le mildiou ou l'oïdium, capables à eux seuls d'anéantir toute une production. Pour s'en protéger, les viticulteurs traitent donc massivement leur exploitation. La filière conventionnelle pulvérise pesticides, fongicides et herbicides chimiques pendant que l'homologue bio répand des mélanges à base de cuivre ou de soufre.

Dans le détail, si la viticulture ne représente que 3,7 % de la surface agricole française, elle consomme ainsi 20 % des intrants du secteur, selon l'Institut français de la vigne et du vin.

"C'est quand j'ai acheté mon exploitation, il y a une vingtaine d'années, que j'ai pris la mesure de la quantité de produits dont nous avons besoin pour maintenir nos vignes en bonne santé", témoigne Lilian Bauchet. "Mais rapidement, j'ai voulu trouver un moyen de faire autrement."

Des pesticides omniprésents

D'abord, il se lance dans le bio mais se révèle peu convaincu. "Il fallait toujours beaucoup d'intrants", regrette-t-il, se souvenant de la tenace odeur de soufre qui collait à ses vêtements. "Et, malheureusement, tout est beaucoup plus difficile en bio. Notre production et les résultats sont très aléatoires car très dépendants de la météo."

Finalement, Lilian Bauchet entend parler un peu par hasard d'une troisième voie : utiliser d'autres cépages, qui seraient plus résistants aux maladies et qui n'auraient donc pas besoin de produits chimiques.

Depuis l'apparition des maladies de la vigne, à la fin du XIXe siècle, des botanistes tentent en effet de créer naturellement des espèces qui seraient moins fragiles. Pour se faire, ils ont greffé aux cépages autochtones de Vitis vinifera d'autres cépages plus résistants, par exemple des cépages américains - Vitis riparia, Vitis labrusca, Vitis rupestris…

"Ces premiers hybrides ont fait leurs preuves le siècle dernier mais ils sont peu à peu tombés dans l'oubli. Les viticulteurs préféraient garder leurs vignes traditionnelles et locales - 'leur terroir' - et recourir aux solutions chimiques", raconte Lilian Bauchet. "Aujourd'hui, il s'agit de leur redonner leur place et de retrouver ainsi des vins plus naturels", plaide-t-il.

Depuis deux ans, l'association Vitis Batardus Liberata, dont Lilian Bauchet est l'actuel président, tente ainsi de les promouvoir dans le vignoble français. "On essaie de les faire connaître, de les répertorier et de montrer à nos collègues leur intérêt agronomique", explique le vigneron.

Mais dans ce secteur attaché au patrimoine et où tout le succès d'un vin s'est construit autour de son cépage, les curieux sont rares. "Dans des familles qui ont tout construit autour d'un cépage et qui possèdent un domaine viticole depuis parfois des siècles, c'est normal d'être réticent au changement", explique-t-il, reconnaissant que "le chemin sera long pour insuffler un vrai changement."

Aujourd'hui, exploiter des cépages hybrides apparaît ainsi toujours comme l'apanage de quelques originaux. En 2025, un peu moins de 3 000 hectares de plantations de ces variétés résistantes ont été recensés. Un grain de sable parmi les 789 000 hectares de vignes recensés par le ministère de l’agriculture en 2023.

Pourtant, insiste encore Lilian Bauchet, la liste des avantages à ces cépages hybrides est longue. Sans produits chimiques, "on gagne beaucoup de temps et d'argent", liste-t-il. "Mais surtout, sans ces produits sur les mains, on retrouve un vrai plaisir de travailler les plantes."

Un champagne "hybride"

Dans cette quête de vignobles débarrassés des pesticides, les quelque 150 adhérents de l'association Vitis Batardus Liberata peuvent compter sur l'aide de scientifiques de l'Institut national de la recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).

Depuis une vingtaine d'années, des chercheurs œuvrent en effet pour créer une nouvelle génération de cépages hybrides, résistants et adaptés aux différents domaines viticoles français. Il y en a pour tous les climats : "muscaris", "cabernet blanc" ou "cabernet cortis" en Pays d’Oc et à Bordeaux ; "divico" ou "johanniter" en Suisse, "voltis" en Champagne…

Un "long parcours du combattant", détaille Komlan Avia, chercheur en génétique et amélioration de la vigne à l'Inrae, "qui a démarré au début des années 2000" et qui commence à porter ses fruits.

Après quinze ans de recherche en laboratoire, de croisements et de marquages génétiques, les premiers cépages hybrides modernes ont été plantés en 2019 dans des exploitations pionnières dans l'Hérault, le Bordelais, la Champagne… Puis, progressivement, ils ont passé toutes les étapes jusqu'à la consécration : l'inscription au catalogue et la commercialisation.

Le défi du goût

"Aujourd'hui, 12 cépages hybrides sont commercialisés. Et ils seront bientôt 17", félicite le chercheur. "Et c'est une réussite. Quand un cépage traditionnel a besoin de 18 traitements phytosanitaires en moyenne dans l'année, un cépage hybride en nécessite seulement deux ou trois. C'est énorme !", note-t-il.

"Mais pour qu'il y ait un réel impact, il faut qu'il soit adopté par les viticulteurs", reconnaît-il. Pour se faire, le coup de pouce pourrait venir d'une autre institution, l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO). Récemment, cet organisme chargé de la gestion de toutes les appellations contrôlées, a autorisé d'intégrer les cépages hybrides dans certains grands noms du vin comme le Champagne. "Autrement dit, les viticulteurs pourront avoir une partie de cépage hybride dans leur exploitation et garder leur appellation", félicite-t-il. De quoi rassurer les vignerons et inciter les curieux, espère-t-il.

Reste un dernier défi de taille : conquérir le palais des consommateurs. "Pendant longtemps, les vins issus des cépages hybrides avaient mauvaise presse. On les considérait de mauvaise qualité et on leur trouvait mauvais goût", explique Lilian Bauchet.

"Mais cette critique revient à faire une généralisation", dénonce-t-il. "Tous les cépages ne se valent pas. Certes, certains donnent des vins âcres. D'autres sont très particuliers avec un fort goût de fruits rouges et une tendance musquée. Mais d'autres ressemblent à s'y méprendre à nos cépages traditionnels."

"À la fin, je fais confiance aux consommateurs", poursuit-il. "Nous avons déjà eu le mouvement des vins naturels qui a permis d'élargir les champs gustatifs. Et certains consommateurs peuvent justement venir chercher un goût différent, parfois plus complexe, que les vins traditionnels." Sans compter que "d'autres sont sûrement prêts à consommer ces vins rien que pour ce qu'ils représentent : des vins naturels de la vigne à la cave", assure-t-il.