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"Dialogue de sourds" au Moyen-Orient : pourquoi le processus de paix israélo-palestinien a échoué
Dans leur nouvel ouvrage intitulé "Tomorrow Is Yesterday", deux négociateurs chevronnés du Moyen-Orient, Robert Malley et Hussein Agha, estiment que l'attachement des diplomates à la solution à deux États pour résoudre le conflit israélo-palestinien est devenue une impasse. France 24 s'est entretenu avec Robert Malley.
Des Palestiniens fuient vers le sud de l'enclave pour échapper à l'offensive israélienne sur la ville de Gaza, le 16 septembre 2025. © Eyad Baba, AFP

C'était une époque où la solution à deux États semblait encore atteignable : en mai 1999, Ehud Barak remporte une victoire écrasante face au chef de gouvernement sortant, Benjamin Netanyahu. Washington voit dans l'élection de ce Premier ministre travailliste l'occasion de renouer le fil du dialogue, quatre ans après l’assassinat d’Yitzhak Rabin, qui avait enterré les accords d'Oslo signés en 1993. 

C’est à cette période que Robert Malley, jeune conseiller spécial pour les affaires israélo-arabes du président américain Bill Clinton, fait la connaissance de Hussein Agha, envoyé par Yasser Arafat pour faire partie de la délégation palestinienne.

Plus d’un quart de siècle plus tard, ces deux négociateurs chevronnés publient "Tomorrow Is Yesterday : Life, Death and the Pursuit of Peace in Israel/Palestine" (non traduit). Récit sans concession et de l’intérieur du processus de paix conduit par Washington, l'ouvrage met en lumière ce que les auteurs considèrent comme l’illusion de la solution à deux États.

Au-delà de ce constat d'échec, le livre tente de tirer les leçons du passé pour envisager un avenir commun pour les Israéliens et les Palestiniens, à l’heure où se multiplient les appels internationaux pour mettre fin à la guerre à Gaza et que plusieurs pays, dont la France, s'apprêtent à reconnaître un État palestinien. Entretien.

France 24 : Votre livre paraît alors que la France et l’Arabie saoudite mènent une campagne en faveur de la reconnaissance d’un État palestinien à l’ONU. Quelle est votre opinion sur cette initiative ?

Robert Malley : Je comprends que certains Palestiniens y voient une victoire. Mais pour une majorité, c’est une diversion, la répétition d’une politique symbolique qui ne change rien sur le terrain. Reconnaître un État qui n’existe pas et que les Israéliens n’autoriseront pas à exister ne change pas la vie d’un seul Israélien, ni d’un seul Palestinien.

Cela flatte peut-être certains dirigeants occidentaux, mais cela n’améliore pas la situation des Palestiniens qui souffrent aujourd’hui à Gaza ou en Cisjordanie. Avec Hussein Agha, nous estimons que c'est exactement ce qui ne va pas dans le processus de paix : une politique symbolique et performative qui n'a aucune résonance sur le terrain. Je ne pense pas que les Palestiniens, qui souffrent aujourd'hui, réclament à grands cris la reconnaissance d'un État qui n'existe pas et qui n'est pas près de voir le jour.

Le titre "Tomorrow Is Yesterday" ["Demain est hier"] suggère que nous sommes revenus plusieurs décennies en arrière – peut-être jusqu’à huit décennies –, à une époque où les Palestiniens étaient de nouveau contraints à l’exode, attaqués jusque dans les lieux censés être leur refuge, dépossédés et victimes d’une épreuve indicible. Du côté israélien, le ressenti du 7 octobre 2023 a été celui de subir la pire attaque contre des juifs depuis la Shoah. Les Israéliens ont eu l’impression que leur existence même sur la terre d’Israël était menacée.

Nous voilà donc revenus à une pure expression de violence et de brutalité des deux côtés. Pourquoi en est-on arrivé là ? Parce que le processus de paix, censé aboutir à un accord définitif, n’a été qu’un écran de fumée avec beaucoup de discours creux, sans prise sur la réalité vécue par Israéliens et Palestiniens.

"Dialogue de sourds" au Moyen-Orient : pourquoi le processus de paix israélo-palestinien a échoué
Les Accords d'Oslo ont été signés le 13 septembre 1993 à Washington par Shimon Peres alors ministre israélien des Affaires étrangères. © Dennis Cook, AP

Le fait que la France s’associe à l’Arabie saoudite pour porter cette initiative à l’ONU ouvre-t-il la voie à un rôle accru des États arabes ?

Il y a aujourd’hui plus que jamais des raisons pour que les pays arabes s'impliquent davantage, car le mouvement palestinien est totalement dépourvu de leadership. Il n’y a plus de direction nationale palestinienne capable d’agir. L’espace est donc ouvert pour une intervention arabe.

Reste à savoir s’ils en auront la volonté. Les pays qui ont signé les Accords d’Abraham n’ont pas utilisé ce levier pour faire pression sur Israël. Le feront-ils dans le futur ? C'est l'une des questions soulevées dans ce livre. Dans le passé, le conflit était d’abord israélo-arabe avant d'être strictement israélo-palestinien et nous voyons poindre un écho de cette époque.

Mais nous ne savons pas aujourd'hui si les pays arabes utiliseront la perspective d'une normalisation avec Israël, non pas pour des avantages bilatéraux mais pour le bénéfice du peuple palestinien et de la cause palestinienne.

Nous ne dressons pas de feuille de route à ce sujet. Les dirigeants arabes savent parfaitement quels leviers ils détiennent. La question est de savoir s’ils sont prêts à les utiliser, malgré les risques : représailles, tensions avec Washington, etc. La priorité est d’arrêter ce qui se passe à Gaza. Des moyens existent pour au moins aller dans cette direction, encore faut-il la volonté politique.

Quel est la thèse de votre livre ? 

La question centrale du livre est la suivante : quel était le sens des années passées à rechercher une solution entre Israéliens et Palestiniens ? Notre diagnostic est qu'il existe un décalage fondamental entre le processus de paix mené par les États-Unis et ce qui était vécu par les Israéliens et les Palestiniens. C'était un dialogue de sourds. C'est pourquoi si peu de choses ont changé et que nous sommes revenus à la situation d'hier, comme si rien ne s'était réellement passé au niveau diplomatique.

C'est notre diagnostic. La question est désormais de savoir si nous sommes prêts à briser ces mythes et adopter une forme de pensée plus originale, afin de réfléchir à la manière dont Israéliens et Palestiniens vont coexister mais cessons de répéter ce mantra de la solution à deux États comme étant la seule issue possible.

Cela n'a pas fonctionné par le passé, alors que le contexte était bien plus favorable qu'aujourd'hui : il y avait un véritable leadership palestinien, Israël n'était pas aussi traumatisé avec un gouvernement aussi à droite et l'entreprise de colonisation n'était qu'une fraction de ce qu'elle est aujourd'hui. À presque tous les niveaux, les circonstances étaient meilleures. Et pourtant, le résultat a été le même.

Donc, penser que nous allons soudainement revenir à un principe qui a déjà conduit à une impasse, c'est soit un exercice d'aveuglement, soit de l'ignorance totale, soit une forme de mensonge. Or, comme nous le disons dans le livre, la frontière entre l'aveuglement, l'illusion et le mensonge est parfois très mince.

"Dialogue de sourds" au Moyen-Orient : pourquoi le processus de paix israélo-palestinien a échoué
Des Palestiniens déplacés marchent dans un campement de tentes improvisé le long du rivage de Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 16 septembre 2025. © Jehad Alshrafi, AP

Sur un plan personnel, que regard portez-vous sur cette question après toutes ces années d'efforts diplomatiques ?

Cet aspect n'est pas vraiment développé dans le livre, même si c’est évoqué. Il s'agit aussi d'un aveu d’échec personnel.

Depuis l’apparition du concept de solution à deux États – qu’Hussein a d’abord combattu puis fini par soutenir – nous avons été partie prenante à presque chaque étape. Une partie du livre vient de là, même si il ne n'agit pas de mémoires, notre propre expérience imprègne le récit.

Nous ne prétendons pas dire : "voilà la solution". Nous ne savons pas. Ce que nous essayons de faire, c’est de briser les schémas de pensée classiques et les dogmes du passé qui restent ceux du présent.

Que cela nous plaise ou non, l’alternative la plus probable est la continuation, la perpétuation du statu quo. Ce statu quo dit "insoutenable", qui dure pourtant depuis des décennies et continue de s’enraciner chaque jour un peu plus. Le scénario le plus vraisemblable est donc une forme de domination israélienne avec des niveaux inégaux de droits pour les Palestiniens qui y vivent.

Il existe d’autres scénarios, certains meilleurs, d’autres pires, certains éthiquement plus acceptables, d’autres moralement répugnants : qu’il s’agisse d’un nettoyage ethnique, d’une forme de confédération ou encore d’un État binational, comme certains l’ont proposé.

Notre objectif n’est pas de dire que telle ou telle option est la meilleure ou la plus souhaitable. Nous disons simplement : arrêtez de faire l’autruche en répétant qu’il n’existe qu’une seule solution. Appuyons sur pause et essayons d’imaginer d’autres possibilités.

Il reviendra aux Israéliens et aux Palestiniens, avec d’autres acteurs, de tenter de tracer une nouvelle voie. Mais il faut un autre chemin, car celui qu’empruntent aujourd’hui Israéliens et Palestiniens n’amène qu’à plus de morts, de destructions et de tragédies.

"Dialogue de sourds" au Moyen-Orient : pourquoi le processus de paix israélo-palestinien a échoué
Des proches d'otages israéliens et des manifestants participent à un rassemblement antigouvernemental, près de la résidence du Premier ministre à Jérusalem, le 16 septembre 2025. © Ahmad Gharabli, AFP

Êtes-vous optimiste ou pessimiste pour la suite ?

Se dire optimiste aujourd’hui serait naïf ou mensonger. Mais il existe un optimisme lucide : reconnaître les échecs du passé et chercher d’autres voies. Je crois profondément qu’Israéliens et Palestiniens devront trouver un moyen de coexister. Cela prendra peut-être une génération ou deux, mais il n’y a pas d’autre issue.

Les Israéliens n’atteindront jamais la normalité tant que la question palestinienne ne sera pas réglée. Et les Palestiniens ne verront jamais leurs aspirations réalisées sans accepter l’existence et les droits du peuple juif. Nous n’avons pas de solution clé en main, mais nous croyons qu’un chemin vers la coexistence est possible. Ce ne sera probablement pas ma génération, mais plutôt la suivante, voire celle d'après, qui trouvera la clé de cette énigme.

Entretien réalisé par Leela Jacinto et adapté de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.