
Une migrante originaire d'Europe de l'Est attend de s'installer temporairement dans un local à Décines après avoir séjourné dans des bâtiments appartenant à l'armée et au diocèse de Lyon, le 21 avril 2015. © Jeff Pachoud, AFP
Les femmes bénéficiant de l'AME vont-elles perdre leur droit de se faire soigner ? Plusieurs associations, notamment Women for Women France (WFWF), s'inquiètent après avoir consulté deux projets de décrets visant à restreindre les conditions d'accès à l'aide médicale d'État (AME) destinée aux étrangers sans papiers.
Ces projets de décret, transmis par le gouvernement mardi 2 septembre à la Caisse nationale de l'Assurance maladie (Cnam), prévoient, entre autres, la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l'éligibilité à l'AME, confirme dans un communiqué l'association chargée de faire valoir les droits des personnes non françaises et/ou immigrées confrontées aux violences conjugales en France. Selon WFWF, en raison de ce décret, sur les 193 000 femmes qui bénéficient de l'AME, environ 100 000 perdront leur accès à ce dispositif et donc tout droit à être soignées en France.
L'AME permet aux personnes étrangères en situation irrégulière, vivant en France depuis au moins trois mois, de bénéficier d’une couverture santé sous conditions de ressources. Il s'agit, pour nombre de femmes sans papiers, du seul dispositif leur permettant d’accéder à des soins essentiels : contraception, suivi de grossesse, traitements contre le diabète, soins liés aux infections sexuellement transmissibles, traitement contre le cancer…
Or, selon Matthias Thibeaud, référent plaidoyer à Médecins du monde (MdM), le conditionnement de l'accès à l'AME aux ressources du conjoint entraînerait "une éviction pure et sèche de dizaines de milliers de personnes du dispositif".
En effet, si les ressources du conjoint sont prises en compte pour l'AME, comme le prévoit le projet de décret dénoncé par WFWF, beaucoup de femmes perdront ainsi cette aide – les revenus totaux dépassant alors le seuil de revenus fixé – et n'auront donc plus aucune couverture maladie. Sera alors supprimée la dernière porte d'accès aux soins pour ces femmes qui se retrouveront alors complètement dépendantes financièrement de leur conjoint – qui est aussi parfois leur agresseur, voire dans certains cas leur proxénète.
"Une arme supplémentaire qui renforcera la dépendance conjugale"
Ce décret est "une arme supplémentaire qui renforcera la dépendance conjugale", abonde auprès de France 24 Alexandra Lachowsky, directrice de plaidoyer à WFWF. "Dans des situations où il y a déjà des violences conjugales, [une telle mesure] est encore plus difficile à concevoir, avec des femmes victimes de violences conjugales qui doivent demander à leur agresseur de leur donner de l'argent pour des soins post-violences."
À six jours d'un vote de confiance périlleux déclenché par François Bayrou, le gouvernement met sur la table un sujet cher à la droite et à l'extrême droite avec pour principal argument de faire des économies.
À (re)lire Bruno Retailleau rouvre le dossier explosif de la réforme de l’aide médicale d’État
Depuis la réforme de la protection universelle maladie (Puma) de 2016, les personnes sans titre de séjour ne peuvent plus être affiliées comme ayant droit à la Sécurité sociale de leur conjoint assuré. Leur seul recours reste donc l'AME, qui couvre les soins de base pour les personnes sans papiers vivant en France depuis au mois trois mois et sous conditions de ressources.
"On se retrouve dans un vide total de droit, avec des gens qui ont des ressources de moins de 860 euros, mais qui doivent soit payer pour leurs soins, soit dépendre d'un conjoint pour subvenir à leurs besoins en matière de santé", déplore Alexandra Lachowsky.
"On parle d'une population de femmes qui se trouve déjà dans une situation extrêmement précaire", rappelle la directrice de plaidoyer à WFWF. Selon elle, des études menées il y a quelques années par l'association ont démontré que 80 % des femmes sans papiers se retrouvent dans une "situation polymorphe de dépendance conjugale".
"Pour nous, cette restriction d'accès à l'AME est une arme supplémentaire qui renforcera la dépendance conjugale", poursuit Alexandra Lachowsky. "Les conséquences en cascade sont dramatiques pour les femmes sans papiers, d'autant plus quand il y a déjà des violences au sein du couple."

Des violences invisibilisées
Une consultation interassociative a pourtant été organisée avec les membres du cabinet de Yannick Neuder, ministre chargé de la Santé et de l'Accès aux soins, en amont de ces projets de décret, affirme la directrice de plaidoyer.
"Évidemment, rien de ce que nous avons porté n'a été repris, donc on se sent peu écoutés. Ils ont même remis en cause la notion de violences administratives, disant ne pas voir le rapport avec l'AME", poursuit-elle.
S'exerçant par exemple par le biais de la confiscation ou de la destruction de documents officiels, ou du blocage de l'accès aux démarches en ligne par le conjoint, les violences administratives – non reconnues par la loi en France et retirées de la notion de "contrôle coercitif" validée récemment par le législateur – sont pourtant au cœur du sujet, WFWF rappelant dans son communiqué que c'est en partie à cause de ces violences administratives que les femmes demeurent sans papiers.
Globalement, déplore Alexandra Lachowsky, "on comprend bien que l'unique ambition du gouvernement est de faire des économies". Des économies "minimes", que les associations considèrent comme un "non-sens".
L’AME représente en effet moins de 0,5 % des dépenses de santé, soit 1,1 à 1,14 milliard d’euros par an, pour un budget global de l’assurance maladie dépassant les 230 à 236 milliards d’euros.
Aussi, pour certains observateurs, réduire l’accès à ce dispositif au nom de quelques centaines de milliers d’euros paraît non seulement dérisoire à l’échelle du système, mais surtout contre-productif sur le plan sanitaire et économique.
Fin 2023, en pleine agitation autour de l'examen du projet de loi immigration, Mathias Wargon, chef de service des urgences et du Smur de l'hôpital Delafontaine à Saint-Denis, en banlieue parisienne, expliquait qu'"un patient malade traité dès les premiers symptômes coûtera toujours moins cher qu'un patient qui va traîner des séquelles toute sa vie et qui finira de toute façon un jour par être français".
Privées de soins, les femmes sans papiers, déjà en situation de violence conjugale, de précarité extrême ou d’exclusion administrative, risquent d’être rapidement confrontées à des pathologies plus graves, et donc plus coûteuses car plus lourdes à traiter.
"Ces problématiques, nous les avons portées à [la] connaissance [du gouvernement]", insiste Alexandra Lachowsky, qui assure n'avoir reçu de soutien – et même, a minima, de réponse – d'aucun ministère.
"Malheureusement, nos gouvernements successifs ont des traitements très différents en fonction des bénéficiaires des aides dont on parle. En ce qui concerne l'AME, non seulement on parle de femmes, mais en plus de femmes sans papiers...", rappelle-t-elle.
Reste que si ce décret passe – la Cnam doit rendre un avis consultatif mardi avant que le gouvernement n'envoie les décrets pour validation au Conseil d'État –, des dizaines de milliers de femmes disparaîtront des radars de la santé publique.