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Avec Grokipedia, Elon Musk veut enterrer Wikipédia et imposer sa vérité
En lançant Grokipedia, son encyclopédie "sans biais" censée corriger Wikipédia – qu'il juge trop à gauche –, Elon Musk prétend libérer le savoir de l'idéologie. Mais derrière la prétendue neutralité de l'intelligence artificielle utilisée pour alimenter la plateforme se profile une nouvelle offensive politique.
Elon Musk assiste à la cérémonie d'inauguration de la nouvelle Gigafactory Tesla, à Gruenheide, en Allemagne, le 22 mars 2022. © Patrick Pleul, Reuters

Wikipédia avait fait du savoir un bien commun, Elon Musk veut en faire une propriété privée. Le milliardaire américain, qui n'a eu de cesse d'accuser Wikipédia de pencher trop à gauche, a lancé lundi 27 octobre, sa propre encyclopédie en ligne, qu'il jure plus "objective". Son nom : Grokipedia.

Alors que depuis près de 25 ans, Wikipédia trône comme la plus grande bibliothèque collective d'internet sur laquelle des millions d'internautes bâtissent, corrigent et débattent du savoir commun, pour Elon Musk – et plus largement pour les conservateurs américains –, cette cathédrale de la connaissance ne serait plus un sanctuaire du savoir, mais le bastion d’une pensée "woke" à abattre.

Solution toute trouvée pour le milliardaire, ancien proche allié de Donald Trump : lancer sa propre encyclopédie, "libre de tous biais", dit-il, alimentée non pas par des bénévoles, mais par une intelligence artificielle. Car comme son nom l'indique, c'est à Grok – l'IA intégrée au réseau social X – qu'Elon Musk confie la production du savoir consultable sur Grokipedia.

En s'érigeant en alternative à Wikipédia, Grokipedia permet à Elon Musk de prolonger ses ambitions, en contestant l'autorité du savoir collectif, en imposant un modèle technologique vertical et en redéfinissant la vérité à l'aune de l'intelligence artificielle.

"Une machine à discréditer le travail scientifique et collaboratif"

En 2019, lorsqu'Elon Musk s'en prend à sa propre page Wikipédia, la qualifiant d'"insanely inaccurate" [incroyablement inexacte], sa critique semble anecdotique. Le patron de Tesla et SpaceX reproche surtout à l'encyclopédie en ligne des imprécisions biographiques, remettant néanmoins déjà en cause la fiabilité du modèle collaboratif sur lequel elle repose.

Créée en 2001 par Jimmy Wales et Larry Sanger, Wikipédia est né avec l'objectif utopique d'un monde "dans lequel chaque personne sur la planète a libre accès à la somme de toutes les connaissances humaines".

À rebours de cette vision horizontale, collective et universelle du savoir, Elon Musk défend une approche hiérarchisée, technologique, où la connaissance ne se construit plus dans le dialogue humain, mais se "purifie" par le calcul et les algorithmes.

Aussi, en 2023 ce clivage prend une tournure plus frontale lorsque le milliardaire offre publiquement un milliard de dollars à Wikipédia à condition qu'elle change de nom en "Dickipedia". Sous couvert d'humour – graveleux –, Elon Musk déclare la guerre à la plus grande encyclopédie en ligne, l'accusant de "prendre l'argent du public pour financer une propagande idéologique".

Un an plus tard, sur le réseau social X qu'il a récemment racheté, il franchit une étape supplémentaire, demandant à ses millions d'abonnés de cesser tout don à "Wokepedia", s'offusquant que la Wikimedia Foundation [association à but non lucratif qui héberge Wikipédia] ait consacré, sur un budget annuel de 177 millions de dollars, près de 50 millions de dollars à des politiques de diversité, d'équité et d'inclusion.

À l'été 2025, six mois après le retour à la Maison Blanche de Donald Trump et d'une campagne présidentielle au cours de laquelle il accusera Wikipédia de désinformation et de parti pris anticonservateur, Elon Musk annonce le lancement de sa propre encyclopédie, qu'il décrit comme un "refuge contre la censure et les narratifs biaisés". Dans ses interviews, il évoque ouvertement son ambition de "purifier le savoir" grâce à la technologie, en opposition au "chaos humain" de Wikipédia.

"C'est une machine à discréditer le travail scientifique et collaboratif qui est toujours un travail situé, aussi bien géographiquement que dans le temps, et surtout ouvert à des modifications", explique Anaïs Nony, chercheuse à l'Institut d'études avancées de Johannesburg sur les enjeux de l'intelligence artificielle et du vivant.

Plus qu'une simple guerre d’égo entre un milliardaire et une encyclopédie en ligne, Grokipedia cristallise le passage d’un savoir collectif à un savoir algorithmique, d’une vérité discutée à une vérité calculée.

La promesse d'un savoir "purifié"

Selon la présentation qu'en fait Elon Musk, Grokipedia n'est pas une encyclopédie comme les autres, elle dépasse d'ailleurs la simple rivalité avec Wikipédia, et aurait pour mission de produire un savoir "pur", objectif, délivré des passions et des compromis humains.

Pourtant, explique Anaïs Nony, "la rationalité [capacité de raisonnement] se crée justement de nos relations, de la manière dont on va se confronter à la réalité des choses et les modifier au fur et à mesure, c'est pour ça que Wikipédia est un système ouvert, alors que la proposition de Musk est fermée, omnipotente, au-dessus de la foule, elle est comme un dieu".

Selon le Washington Post, plusieurs études ont examiné les biais politiques potentiels sur Wikipédia. Elles constatent une légère tendance à gauche, tandis que d'autres la situent plutôt au centre, dans le contexte de la politique américaine, et suggèrent qu'avec le temps, les articles deviennent plus neutres grâce aux révisions de la communauté.

"C'est une encyclopédie qui s'appuie sur des sources sous-jacentes, qui est corrigée en temps réel et qui évolue constamment, tout comme les sources", expliquait ainsi au quotidien américain Maryana Iskander, directrice générale de la Wikimedia Foundation. "Wikipédia est impartiale si l'on comprend son fonctionnement."

En annonçant le lancement de Grokipedia, Elon Musk répétait à l'envi que "l'IA ne se soucie pas d'idéologie, elle se soucie de précision". Mais rappelant que l''intérêt du savoir, est justement qu'il n'est pas neutre, Anaïs Nony précise que dans le cas d'une encyclopédie en ligne alimentée par une intelligence artificielle, l'idée d'une quelconque neutralité est totalement illusoire.

"Une technologie porte dans sa création les contenus du créateur. Le design, le déploiement, la fonctionnalité d'une technologie reflètent eux-mêmes les aspirations et les valeurs de son créateur. Il n'y a pas de technologie qui soit neutre, de la même manière qu'il n'y a pas de science qui soit neutre. C'est toujours un parti pris."

Selon la philosophe, Elon Musk propose une plateforme qui ne pourra pas être modifiée par des pairs, aux antipodes de ce qui constitue le savoir. "La base-même du savoir, c'est l'interprétation, le dialogue avec des pairs, la confrontation à des faux résultats pour pouvoir en avoir des meilleurs", développe-t-elle. "Il y a donc une idéologie derrière qui est de placer l'épistémologie [la recherche et la formation du savoir] sous une emprise algorithmique. Une emprise algorithmique qui, elle aussi – et surtout elle – s'ancre dans des biais : de genre, de classe, de race..."

En effet, les systèmes d'intelligence artificielle ne sont jamais neutres, ils reproduisent eux-mêmes les biais des données sur lesquelles ils sont entraînés. Des sources qui, dans le cas de Grok, proviennent majoritairement de X, et d'un corpus marqué idéologiquement.

"Les systèmes d'IA ne sont ni autonomes, ni rationnels, ni capables de discerner quoi que ce soit sans un entraînement intensif en calcul avec de grands ensembles de données ou des règles et récompenses prédéfinies", affirmait en ce sens la chercheuse australienne Kate Crawford dans son ouvrage "Atlas of IA" (Yale University Press, 2021).

"Continuité néolibérale et coloniale"

"Annoncer que Wikipédia est 'woke' et 'biaisé', c'est un alibi", estime Anaïs Nony. "C'est une manière pour lui de saturer l'accessibilité [à l'information] à laquelle la foule aspire pour pouvoir mieux faire passer des idéologies néolibérales, très patriarcales, et diviser sur le plan racial, avec une réécriture de l'histoire et de la sociologie, mais sans les sociologues et les historiens".

Autrement dit, Elon Musk proposerait davantage un filtrage de l'information qu'un nettoyage de cette dernière, la machine devenant alors un nouvel éditeur invisible, au service de la vision du monde qu'il défend.

Selon le média Wired, qui a eu accès à Grokipedia lundi avant que l'accès à la plateforme ne soit restreint, "plusieurs entrées notables dénonçaient les médias grand public, mettaient en avant des points de vue conservateurs et perpétuaient parfois des inexactitudes historiques".

Le magazine américain, qui traite principalement de l'incidence des technologies émergentes sur la culture, l'économie et la politique, évoque notamment "la page de Grokipedia sur l'esclavage des Afro-Américains qui comprenait une section présentant de nombreuses justifications idéologiques de l'esclavage".

Wired raconte encore avoir recherché "mariage homosexuel", et avoir constaté qu'aucune page n'existait. À la place, une suggestion à l'écran suggérait de consulter la page "pornographie homosexuelle" sur laquelle Grokipedia "affirmait – à tort – que la prolifération de la pornographie a aggravé l'épidémie de VIH dans les années 1980".

Ainsi, poursuivait Kate Crawford dans son ouvrage, "l'intelligence artificielle telle que nous la connaissons dépend entièrement d'un ensemble beaucoup plus large de structures politiques et sociales. Et en raison du capital requis pour construire une IA à grande échelle et des façons de voir qu'elle optimise, les systèmes d'IA sont finalement conçus pour servir les intérêts dominants existants".

Dans le cas de Grokipedia, "le projet d'Elon Musk s'inscrit dans la continuité néolibérale et coloniale de ce qui avait déjà été amorcé avec les satellites Starlink et plus tard avec le réseau social X (ex-Twitter)", analyse Anaïs Nony. "L'idée étant, dans un cas de s'assurer une sorte d'hégémonie d'accès à Internet sur la planète pour créer une dépendance, et dans l'autre de créer une machine à propulser l'idéologie Musk-Trump".

À l'heure où les universités sont accusées par la droite techno-populiste d'endoctrinement, les médias de "fake news", les institutions scientifiques d'être "capturées par le wokisme", et désormais Wikipédia d'être "idéologique", Grokipedia ne semble être qu'un outil supplémentaire pour le contrôle de la "vérité". Et dans cette nouvelle ère de la connaissance sous algorithme, le savoir ne se partage plus, il se détient.