
Des portraits d'enfants tués lors des bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945. © Children's Peace Memorial - ICAN
Devant l'objectif de leur père, Hideaki et Kimiko Suzuki affichent leur joie et leur innocence. Les deux enfants au regard espiègle s'amusent à se cacher derrière un muret. Les sourires de cette photographie se sont effacés le 6 août 1945. Agés respectivement de onze et neuf ans, ce frère et cette sœur se trouvaient dans leur école primaire d'Hiroshima, au Japon, au moment où la bombe atomique américaine explose au-dessus de la ville.

"Kimiko a été gravement brûlée sur tout le corps par la chaleur brûlante de la bombe. Hideaki, qui semblait indemne, a porté sa petite sœur sur son dos jusqu'à un poste de secours situé à environ deux kilomètres de là. 'Je reviendrai te chercher', a dit Hideaki à Kimiko, qui a tenté de rester calme même au moment de se séparer. C'était la dernière fois que la famille l'a vu ; les restes de Kimiko n'ont jamais été retrouvés", peut-on lire sur le site de Children's Peace Memorial. "Un oncle a retrouvé Hideaki plus tard, dans un autre poste de secours. Quelques jours plus tard, il a développé des signes de syndrome d’irradiation aiguë ; il a soudainement souffert d’un saignement de nez grave et est décédé rapidement."
Leur petit frère Mamoru et leur sœur Akiko, âgés de trois et un an, ont aussi péri dans l'attaque américaine. Leurs ossements ont été retrouvés dans les décombres calcinés du salon de coiffure de leur père. Ce dernier, grièvement blessé, a succombé à son tour dans un poste de secours. Seule la mère des enfants a survécu, mais elle s'est suicidée en sautant dans un puits après avoir appris la mort de tous les autres membres de sa famille.

Pour "que des atrocités de ce genre ne se répètent jamais"
Le cliché des jours heureux capturé par le père d'Hideaki et Kimiko Suzuki a été remis par un cousin au musée du Mémorial de la paix d'Hiroshima. Il figure aujourd'hui sur le mémorial en ligne créé par l'ONG Campagne internationale pour l'abolition des armes nucléaires (en anglais : International Campaign to Abolish Nuclear Weapons, abrégé en ICAN) à l'occasion des 80 ans des bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.
Comme la famille Suzuki, environ 140 000 personnes sont mortes à Hiroshima et environ 74 000 autres à Nagasaki. Sur ces plus de 210 000 victimes, environ 38 000 étaient des enfants.
"Beaucoup de gens ignorent le fait que des dizaines de milliers d’enfants ont été victimes des attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki. Nous voulions partager certaines de leurs histoires afin que des atrocités de ce genre ne se répètent jamais. Le meurtre et la mutilation d’enfants ne peuvent jamais être justifiés. C’est toujours moralement inadmissible", explique Tim Wright, directeur de campagne de l'ICAN.
Cette initiative a été inspirée par l'action de Setsuko Thurlow, survivante du bombardement d'Hiroshima à l'âge de 13 ans. Lors de ses conférences publiques, celle-ci brandit toujours une grande banderole jaune portant les noms de ses 351 camarades de classe et enseignants tués lors de l'attaque. Devenue ambassadrice de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, elle a reçu en 2017, à Oslo, le prix Nobel de la paix décerné à l'ICAN.

"Chaque fois que je me souviens d'Hiroshima, la première image qui me vient à l'esprit est celle de mon neveu de quatre ans, Eiji : son petit corps transformé en un morceau de chair fondue méconnaissable. Il n'arrêtait pas de supplier pour de l'eau d'une voix faible jusqu'à ce que la mort le libère de son agonie", avait-elle alors raconté au cours de la cérémonie organisée en Norvège. "Pour moi, il est devenu le symbole de tous les enfants innocents du monde, menacés comme ils le sont en ce moment même par les armes nucléaires."
Fidèle à ce message, l'ICAN veut ainsi, avec ce mémorial, non seulement honorer la mémoire de ces enfants, mais aussi d'inciter à l'action pour l’abolition totale des armes nucléaires. "Il y en a plus de 12 000 dans le monde aujourd’hui. Certaines sont beaucoup plus puissantes que les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki il y a 80 ans", insiste Tim Wright. "Nous voulons que les visiteurs du site pensent non seulement au passé, mais aussi à l’avenir. Comment pouvons-nous faire en sorte que les enfants ne souffrent plus jamais comme ceux d’Hiroshima et de Nagasaki ? Quel genre de monde voulons-nous transmettre aux générations futures ?", ajoute-t-il.

"Mes mains brûlent !"
Pour frapper les esprits, le mémorial présente l'histoire tragique de plus de 400 enfants. La plus jeune de ces victimes n'avait que quelques heures et ne porte pas de nom. Son père, Minoru, était présent à sa naissance. "Il lui a préparé de l'eau chaude pour son premier bain, puis a salué la sage-femme de la main. Quelques instants plus tard, la bombe nucléaire a explosé dans le ciel", raconte son portrait publié sur le site.
L'onde de choc de l'explosion a détruit la maison et son épouse, Tsuyako, son bébé et sa fille de deux ans, Sumie, se sont retrouvés coincés dans les décombres. "J'ai essayé de toutes mes forces de les sortir et mes mains étaient ensanglantées, mais je n'y suis pas parvenu", a raconté après la guerre Minoru, unique survivant de sa famille. "Sumie pleurait. Elle m'a dit : 'Papa, c'est chaud ! Le feu arrive ! Mes mains brûlent !' Elle a poussé un dernier cri, et je n'ai plus entendu sa voix."
Certains de ces enfants sont morts sur le coup, d’autres de leurs blessures des semaines, des mois ou des années après les attaques. Certains étaient très proches de l’hypocentre de l’explosion ; d’autres se trouvaient à plusieurs kilomètres. Pour reconstituer ces histoires, l'ICAN a travaillé avec les musées de la bombe atomique d’Hiroshima et de Nagasaki, les journaux locaux et les associations d’anciens élèves des écoles. "Il a été souvent difficile de rassembler des informations. Malheureusement, il ne sera jamais possible de raconter l’histoire de toutes les victimes. Dans certains cas, des familles entières ont été anéanties, sans qu’il ne reste plus personne pour honorer leur mémoire", souligne Tim Wright.

Des grues en papier pour se souvenir et agir
Pour lire les portraits des enfants, il suffit de cliquer sur des grues en papier représentant chacune de ces victimes. Depuis des décennies, ces pliages japonais sont devenus des symboles de paix. Ils renvoient au terrible destin de Sasaki Sadako, une "Hibakusha", une survivante des attaques. À l’âge de deux ans, elle a été exposée aux radiations de la bombe atomique larguée sur Hiroshima. Des années plus tard, on lui a diagnostiqué une leucémie – un cancer du sang. "À l’hôpital, elle a plié plus d’un millier de grues en papier dans l’espoir que cela lui apporterait une bonne santé", raconte Tim Wright.
Sasaki Sadako est morte à l’âge de 12 ans, mais son courage a inspiré des étudiants d'Hiroshima à collecter des fonds pour la construction d'un monument dédié à tous les enfants tués lors de l'attaque. Une statue de Sadako trône au sommet de la structure, une grue en papier suspendue au-dessus de sa tête. Depuis, des enfants du monde entier ont fait ces pliages pour montrer leur soutien à l’élimination totale des armes nucléaires.
Sur son mémorial, l’ICAN invite les visiteurs à faire de même et à adresser ces pliages aux décideurs politiques de leur choix. "Ils peuvent les encourager à se concentrer sur le terrible bilan humain de ces armes – plutôt que sur de simples considérations militaires et géopolitiques", estime Tim Wright.
En 2017, l’ICAN est parvenu à l’adoption du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), puis le 22 janvier 2021 à son entrée en vigueur. Quatre-vingts ans après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, Tim Wright veut croire en une action de grande ampleur : "Nous pensons que ce traité offre la voie la plus réaliste vers le désarmement. À ce jour, la moitié des pays y ont adhéré. Nous exhortons l’autre moitié à monter à bord. Il est dans l’intérêt de tous que ces armes horribles soient éliminées."
En 2024, le prix Nobel de la paix été décerné à l'organisation japonaise pour l'abolition des armes atomiques Nihon Hidankyo, qui regroupe des survivants des bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki. Le logo de cette ONG représente lui aussi une grue en papier.
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