
Le président de la République française Jacques Chirac le 16 juillet 1995, lors des cérémonies commémoratives de la rafle du Vél d'Hiv. © Jack Guez, AFP
"Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 450 policiers et gendarmes français, sous l'autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis. Ce jour-là, dans la capitale et en région parisienne, près de dix mille hommes, femmes et enfants juifs furent arrêtés à leur domicile, au petit matin, et rassemblés dans les commissariats de police. (…) La France, patrie des Lumières et des droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux."
De tous les discours de Jacques Chirac, celui prononcé au Vél d’Hiv le 16 juillet 1995 est certainement resté le plus célèbre. En prononçant ces mots, le président français entre dans l’Histoire comme étant le premier à reconnaître la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs de France lors de la Seconde Guerre mondiale.
Devant un parterre silencieux réuni à l’occasion du 53e anniversaire de cette rafle parisienne, le chef de l’État n’hésite pas à déclarer que "la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, secondée par l'État français". Des mots très forts passés à la postérité. "C’est vraiment une rupture par rapport aux périodes précédentes", résume l’historien Hubert Strouk, auteur de "Vél d’Hiv. Histoire et portée d’un discours" (éd. Hermann).
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Accepter Gérer mes choix"Nul et non avenu"
Depuis la Libération, la position des prédécesseurs de Jacques Chirac était en effet bien différente. Pour le général de Gaulle, pas question de reconnaître la responsabilité de la France car le régime de Vichy était déclaré "nul et non avenu". L’autorité légitime de la France était alors incarnée par la France Libre depuis Londres. Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing suivent la même ligne.
Mais dans les années 1970, d’autres voix se font entendre. Des films comme "Le Chagrin et la Pitié" de Marcel Ophüls, des ouvrages comme "La France de Vichy" de Robert Paxton, puis les procès Barbie, Touvier et Papon provoquent une évolution dans la prise de conscience de la Shoah en France. En juin 1992, le comité Vél d’Hiv 42 lance un appel dans Le Monde pour que la France reconnaisse officiellement sa responsabilité.
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Accepter Gérer mes choixInterrogé à ce sujet, François Mitterrand, à la tête de l'État à partir de 1981, rejette toujours cette idée, invoquant le fait que "l'État français, c'était le régime de Vichy, ce n'était pas la République". Malgré tout, il fait un geste en devenant, le 16 juillet 1992, le premier président à s’incliner au Vél d’Hiv devant la plaque posée en hommage aux victimes – même s’il ne prend pas la parole. Une partie de l’assistance l’accueille toutefois par des sifflets et des huées. François Mitterrand voit son cas s'aggraver lorsque les médias révèlent peu après qu’il fait déposer chaque année, le 11 novembre, une gerbe sur la tombe de Philippe Pétain au nom de la République française.
Quelques mois plus tard, face à la pression ambiante, il décide de créer une journée nationale pour la rafle du Vél d’Hiv, tout en précisant que les persécutions antisémites ont été commises par une "autorité de fait dite ‘gouvernement de l’État français 1940-1944’", une façon de ne pas engager la France. En décembre 1994, quelques mois avant sa disparition et en pleine polémique sur son amitié avec René Bousquet, l’ancien secrétaire général de la police de Vichy, responsable de la rafle du Vél d’Hiv, François Mitterrand se montre toujours inflexible. Dans un entretien télévisé face à Jean-Pierre Elkabbach, il répète que "la République n’a rien à voir avec ça" et qu’il ne fera "pas d’excuses au nom de la France".
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Accepter Gérer mes choix"Trancher le débat"
Son successeur Jacques Chirac rompt avec la doctrine gaulliste dès son arrivée au pouvoir. Tout juste élu président, il décide de participer aux commémorations du Vél d’Hiv et de mettre enfin un terme aux polémiques. Pour l’historien Hubert Strouk, "quand il parle de la 'folie criminelle', c’est une façon de trancher le débat et de dire qu’il faut que cela s’arrête".
Ce responsable du service pédagogique au Mémorial de la Shoah a eu accès aux archives de l’Élysée sur ce fameux "discours du Vél d’Hiv". En les étudiant, il a pu se rendre compte que ce texte, écrit par Christine Albanel, la conseillère culture du président de la République, s’inscrivait "dans une continuité". En 1986, alors qu’il était maire de Paris, Jacques Chirac avait déjà évoqué "les heures sombres" et "ces journées de honte et de larmes" lors de la pose d’une nouvelle plaque au Vél d’Hiv. "Il ne dit pas encore la France, mais il pose déjà l’idée qu’il y a une responsabilité de l’État français. Pour lui, le projet génocidaire est un projet nazi, mais qui a été secondé par l’appareil administratif français", décrypte Hubert Strouk.
"Au début du mois de juillet 1995, quand Christine Albanel lui demande ‘s’il n’est pas venu le temps de dire la vérité aux Français’, Jacques Chirac lui répond immédiatement d’écrire quelque chose en ce sens", raconte l’historien du Mémorial de la Shoah. "Elle a eu la volonté de faire un beau discours et de dire les choses. Sa force réside aussi dans le fait qu’ils se connaissaient très bien et que le discours n’a pas beaucoup été relu. Il y a une forme de spontanéité et une puissance des mots. Il est très juste aussi car il y a un équilibre sur ce qu’a été la France", ajoute Hubert Strouk.

"Une certaine idée de la France"
Dans la deuxième partie du discours du 16 juillet 1995, Jacques Chirac rappelle aussi qu’il y a eu deux Frances. "Certes, il y a les erreurs commises, il y a les fautes, il y a une faute collective. Mais il y a aussi la France, une certaine idée de la France, droite, généreuse, fidèle à ses traditions, à son génie. Cette France n'a jamais été à Vichy. Elle n'est plus, et depuis longtemps, à Paris. Elle est dans les sables libyens et partout où se battent des Français libres. Elle est à Londres, incarnée par le général de Gaulle", insiste le président de la République, tout en rappelant le rôle des "Justes parmi les Nations qui, au plus noir de la tourmente, en sauvant au péril de leur vie, comme l'écrit Serge Klarsfeld, les trois quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu'elle a de meilleur".
En ce mois de juillet 1995, Jacques Chirac a aussi des considérations politiques. Alors que le Front national de Jean-Marie Le Pen vient de passer pour la première fois la barre des 15 % des suffrages lors du premier tour d'une élection présidentielle, il s’inquiète de la montée de l’extrême droite et lance une mise en garde : "Quand à nos portes, ici même, certains groupuscules, certaines publications, certains enseignements, certains partis politiques se révèlent porteurs, de manière plus ou moins ouverte, d'une idéologie raciste et antisémite, alors cet esprit de vigilance qui vous anime, qui nous anime, doit se manifester avec plus de force que jamais."
Ces mots sont suivis d’actions concrètes. Après ce discours, la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France – dirigée par Jean Mattéoli – est mise en place. Ses conclusions permettent la création de la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) et celle de la Fondation pour la mémoire de la Shoah (FMS) en 2000. Le Mémorial de la Shoah est aussi inauguré par le président Chirac en 2005. Deux ans plus tard, sur proposition de Simone Veil, il fait aussi entrer au Panthéon les Justes de France, ces hommes et femmes qui sauvèrent des juifs pendant la guerre.

Un antisémitisme "rampant"
Depuis, les successeurs de Jacques Chirac se sont inscrits dans cette lignée. Tous – sauf Nicolas Sarkozy – ont prononcé un discours au Vél d’Hiv après leur élection. En 2012, François Hollande était même allé plus loin en déclarant que "ce crime fut commis en France, par la France". Cinq ans plus tard, Emmanuel Macron avait réaffirmé la responsabilité de l’État français : "C’est bien la France qui organisa la rafle puis la déportation et, pour presque tous, la mort des 13 152 personnes arrêtées les 16 et 17 juillet à Paris."
Fraîchement réélu en 2022, Emmanuel Macron avait rappelé les mots du président Chirac en réutilisant le terme de "l’irréparable". Il avait surtout dénoncé un antisémitisme "rampant" et pointé du doigt "une nouvelle forme de révisionnisme historique voire de négationnisme", en faisant allusion, sans le nommer, au candidat d’extrême droite à la présidentielle Éric Zemmour, qui avait notamment soutenu que le maréchal Pétain avait "sauvé" des juifs français durant la Seconde Guerre mondiale.
Dans son ouvrage, Hubert Strouk s’inquiète aussi du développement "d’une haine antijuive dont le début du XXIe siècle a marqué un véritable rebond". "On se rend compte qu’en l’espace de trente ans, pour des raisons qui sont certainement liées à ce qui se passe au Proche-Orient, des choses très graves se sont produites en France, comme l’assassinat d’Ilan Halimi, l’attaque contre l’école Ozar Hatorah à Toulouse ou celle contre l’Hyper Cacher. Depuis le 7-Octobre, il y a également une explosion des actes et des discours antisémites", souligne l’historien. "Malgré le discours de Chirac et une meilleure transmission de l’histoire de la Shoah, l’antisémitisme est encore plus fort qu’en 1995. Cela laisse un goût un peu amer."