
Vendredi 20 septembre, c'est avec un regard grave et une attitude solennelle que Kamala Harris se présente à un meeting organisé près d'Atlanta, dans l'État de Géorgie. Devant les quelque 300 personnes réunies pour l'occasion, la candidate démocrate à la Maison Blanche prononce un long discours sur l'avortement, dénonçant "les lois obscures et immorales" de la vingtaine d’États américains qui interdisent ou restreignent fortement cette pratique. Avant de pointer du doigt son rival républicain : "C’est une crise sanitaire, et Donald Trump est l’architecte de cette crise."
La défense des droits reproductifs a toujours été l'un des grands combats de Kamala Harris. Au début de sa carrière, quand elle était membre du parquet général de Californie, elle s'était illustrée en combattant les pratiques trompeuses de militants antiavortement. En 2018, alors sénatrice, elle s'était ouvertement montrée très critique envers le juge Brett Kavanaugh, candidat conservateur à la Cour suprême et figure anti-IVG. Puis, à la vice-présidence des États-Unis aux côtés de Joe Biden, sa mobilisation s'était encore renforcée face à la révocation, en 2022, de l'arrêt Roe vs Wade, qui garantissait le droit d'avorter sur tout le territoire américain.
Sur ce sujet, la candidate démocrate se démarque donc de Joe Biden, qui s'est toujours montré prudent, rappelant régulièrement son éducation catholique pour justifier une certaine gêne. Mais elle marque surtout une énième différence avec le candidat républicain.
"Ce qui rend Harris dangereuse pour Donald Trump sur la question de l'avortement est que, contrairement à lui, elle sait de quoi elle parle et elle peut canaliser la colère des électrices", estime ainsi auprès de l'AFP l'autrice féministe américaine Jessica Valenti. "Je ne crois pas que les gens comprennent clairement à quel point les femmes sont en colère depuis que Roe vs Wade a été infirmé. Et Harris a la possibilité de capitaliser là-dessus."
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Accepter Gérer mes choixLe symbole Amber Nicole Thurman
Depuis le début de sa campagne, Kamala Harris a donc multiplié les prises de parole pour la défense des droits reproductifs, dénonçant régulièrement le rôle de Donald Trump dans la nomination des trois juges conservateurs à la Cour suprême qui ont permis l'abolition de l'arrêt Roe vs Wade.
Et si elle en a fait le principal sujet de son meeting en Géorgie, c'est parce que dans cet État, le combat pour le droit à l'avortement a un visage : celui d'Amber Nicole Thurman. Mi-septembre, le media d’investigation ProPublica a révélé que cette femme de 28 ans, qui élevait seule son petit garçon de 6 ans, morte en août 2022, est décédée des suites d'une septicémie dans un hôpital de la banlieue d'Atlanta car les médecins avaient refusé de procéder à une intervention banale pour la sauver. Elle venait de prendre une pilule abortive obtenue dans un État voisin et une complication était survenue.
En Géorgie, la loi interdit l’avortement au-delà de six semaines de grossesse. Et si elle prévoit la possibilité pour un médecin d’intervenir si la vie de la femme enceinte est en danger, les ONG dénoncent régulièrement l’effet dissuasif qu’entraîne le flou autour de cette notion.
"Voyez-vous, en raison de l’interdiction d’avorter de Trump, ces médecins auraient été passibles de dix ans de prison pour lui avoir fourni les soins dont elle avait besoin", a accusé Kamala Harris. "Elle devrait être en vie aujourd’hui", a-t-elle résumé, rappelant la conclusion des experts : son décès était "évitable".
En fin de meeting, Kamala Harris a finalement appelé à la mobilisation générale dans les urnes le 5 novembre, brandissant une dernière menace : "Si Donald Trump est réélu, je suis certaine qu’il signerait une interdiction nationale de l’avortement, qui le rendrait illégal dans tous les États."
Les femmes, un électorat majeur
Avec cette position claire, Kamala Harris parvient à mobiliser un électorat essentiel dans la course à la Maison Blanche : les femmes.
Selon un sondage New York Times / Siena College mené début août, la question de l'avortement est non seulement la deuxième cause de préoccupation des électeurs après l'économie, mais aussi la première chez les femmes de moins de 45 ans. Et 56 % des personnes interrogées affirment faire davantage confiance à Kamala Harris qu'à Donald Trump pour gérer ce sujet. D'après ce même sondage, la candidate démocrate remporte par ailleurs les suffrages de l'électorat féminin avec 15 points d'avance sur le candidat républicain.
Or, le sujet pourrait les inciter à se mobiliser massivement dans certains États-clés. Parmi les "Swing States", où va se jouer l'issue de l'élection, cinq ont en effet une législation restrictive sur l'IVG – l'Arizona, la Caroline du Nord, la Pennsylvanie, le Wisconsin et la Géorgie. Sans compter qu'au total, dix États dont deux États-clés – l’Arizona et le Nevada – organiseront des référendums sur la question spécifique de l’avortement en même temps que le scrutin présidentiel.
Le sujet, aujourd'hui, semble ainsi dépasser le clivage entre démocrates et républicains.
"Traditionnellement, aux États-Unis, on observe un clivage entre démocrates, favorables à l’accès à l’avortement, et républicains, plus rétifs. Mais depuis la décision de la Cour suprême de 2022, les lignes sont moins claires", explique la professeure Elisa Chelle, spécialiste des États-Unis à l'Université Paris Nanterre, dans un article paru dans The Conversation. "Ainsi, la position la plus radicale sur l’avortement, consistant à l’interdire même en cas d’inceste, de viol ou de mise en danger de la vie de la mère, est rejetée par la majorité des électrices républicaines."
En témoignent les élections de mi-mandat en 2022, quelques mois après la révocation de l'arrêt Roe vs Wade. La totalité des référendums locaux ont fait ressortir une volonté de protection du droit à l’avortement, même dans des bastions républicains comme le Kansas ou le Montana.
En face, les hésitations de Donald Trump
Face à ce constat, Donald Trump semble avancer en terrain miné et souffler le chaud et le froid. S'il vante à l'envi sa participation à la fin de l'arrêt Roe vs Wade, il se défend en même temps de tout projet qui limiterait davantage les droits reproductifs dans le pays.
Lors des primaires républicaines début 2024, il s’est ainsi dit favorable à l’autorisation de l’avortement jusqu’à un délai de 15 à 16 semaines, tout en laissant la décision aux États.
Le 19 août, il s'est aussi engagé sur la chaîne CBS à s'opposer à toute interdiction fédérale de l'avortement. En parallèle, il a promis qu'en cas de victoire, il n'imposerait aucune limite à la vente de pilules abortives – un recours essentiel, et anonyme, pour les femmes n'ayant pas accès à l'IVG dans leur État. Il est même allé encore plus loin, assurant que s'il redevenait président, le coût des fécondations in vitro (FIV) serait pris en charge soit par le gouvernement fédéral, soit par les assurances de santé privées.
Mon "administration serait super pour les femmes et leurs droits reproductifs", assurait-il ainsi le 23 août sur son réseau social, Truth Social.
Dans la même lignée, l'ancien président s'est même permis de critiquer la législation adoptée en Floride par son grand soutien, Ron DeSantis. Dans cet État, le recours à l'IVG est interdit au-delà de six semaines de grossesse – "un délai trop court", a dénoncé l'ancien président. Avant d'immédiatement faire volte-face sous la pression de la frange la plus radicale de son parti : alors que le 5 novembre, les électeurs de Floride devront décider d'abolir ou non cette limite à six semaines et de lever les restrictions jusqu'à "la viabilité de l'enfant", Donald Trump a jugé cette proposition "trop libérale". De quoi brouiller le discours.
Ces prises de position et ces revirements semblent illustrer la fébrilité du candidat républicain sur ce sujet. Une fébrilité et une difficulté à développer une stratégie claire qui se sont aussi ressenties le 11 septembre, lorsqu'il a préféré attaquer Kamala Harris sur le sujet lors du débat entre les deux candidats. "Elle veut des avortements au huitième et au neuvième mois de grossesse, ça lui convient ; jusqu’à la naissance et même après la naissance, l’exécution d’un bébé !", a-t-il lancé pour résumer la démocrate. "Nulle part en Amérique, une femme ne va aller au terme de sa grossesse pour demander un avortement. Ça n'arrive jamais. C'est insultant pour les femmes d'Amérique", lui a-t-elle rétorqué.
Car si son recentrage peut aller chercher certains électeurs, il provoque aussi l'irritation parmi les franges les plus radicales de son parti, notamment chez les évangéliques. "Essayer de parler comme un démocrate sur l’avortement ne va pas aider Trump", a écrit, sur X, l’une des voix les plus influentes de ce milieu, Lila Rose, du mouvement antiavortement Live Action. "Cela lui cause du tort. C’est politiquement peu judicieux et moralement répréhensible."
Sans compter que ce recentrage apparent fait face à un autre obstacle de taille : le colistier de Donald Trump, J. D. Vance, importante figure anti-IVG. Début 2022, alors en campagne pour devenir sénateur de l’Ohio, J. D. Vance se disait en faveur d’une interdiction fédérale de l’avortement. Et depuis des semaines, les médias américains exhument ses anciennes déclarations où il dénigre par exemple les "dames à chat sans enfant".
