Benjamin Netanyahu tend la main vers un verre d'eau. Dans son costume-cravate, il a l'air détendu, légèrement affalé. Derrière lui, une grande carte du Moyen-Orient semble renvoyer au prestige de sa fonction.
"L'avez-vous réclamé ?", questionne un enquêteur de police, invisible à l'image.
Benjamin Netanyahu sirote son verre. "Quoi ?" Le Premier ministre israélien est si nonchalant qu'il en oublie le sujet de la discussion.
"Un sac", lui rappelle patiemment l'enquêteur.
Il prend une autre gorgée. "Peut-être. Je ne m'en souviens pas."
"Et si nous vous disions que vous l'avez fait ?"
"Je l'ai demandé, et alors ?"
L'objet du désintérêt de Benjamin Netanyahou est un sac opaque que le Premier ministre aurait demandé pour dissimuler une boîte de cigares Cohiba, d'une valeur d'environ 1 100 dollars, un cadeau que lui aurait offert un milliardaire israélien.
C’est l’un des nombreux cartons de cigares – appelés "feuilles vertes" par le personnel de Netanyahu – et bouteilles de champagne – surnommées "roses" – que le Premier ministre et son épouse, Sara Netanyahu, auraient reçus de leurs "amis" israéliens fortunés.
Cette scène se déroule dans le documentaire intitulé "The Bibi Files" qui dévoile des images inédites des interrogatoires ayant conduit à l'inculpation pour corruption de Benjamin Netanyahu en novembre 2019.
Présenté pour la première fois le 9 septembre au Festival du film de Toronto, ce documentaire non finalisé a fait grand bruit en Israël. Quelques heures avant sa projection, le Premier ministre israélien a tenté de bloquer sa diffusion. Une demande rejetée par un tribunal de Jérusalem.
Pendant deux heures captivantes, "The Bibi Files" plonge le spectateur au cœur des interrogatoires de Benjamin Netanyahu, de sa famille, de ses amis et de son équipe, ainsi que d'un ancien ministre israélien des Finances. Parallèlement, une série d'experts décryptent les rouages de ces compromis moraux et les conséquences de la cupidité des élites sur la situation géopolitique de la région.
Comment un flux constant de cigares hors de prix, de champagne et de bracelets incrustés de diamants a-t-il contribué à l'état actuel du Moyen-Orient ? Ces objets de luxe dissimulés dans des sacs ont-ils un lien avec ces millions de Gazaouis désespérés après onze mois de bombardements incessants ? Peuvent-ils avoir un rapport avec l'angoisse des familles israéliennes qui cherchent encore des proches enlevés lors de l'attaque du Hamas du 7 octobre et emmenés à Gaza ?
"The Bibi Files" rassemble les pièces du puzzle, les examine et les replace dans le casse-tête politique du Moyen-Orient pour créer une fresque quasi shakespearienne sur la corruption d'un homme et sur la manière dont elle peut infecter le corps politique d'une nation en guerre.
Des milliers d'heures de rushes divulguées
Enregistrés entre 2016 et 2018, ces images volées d'interrogatoires de police sont interdites de diffusion en Israël en raison des lois sur la protection de la vie privée. Elles ont été transmises au cinéaste Alex Gibney au début de l'année 2023. Lorsque le documentariste oscarisé pour le film "Un taxi pour l'enfer" a reçu les images, Israël était en proie à des manifestations de masse contre la réforme de la Cour Suprême défendue par Netanyahu et ses alliés d'extrême droite.
"C'était à l'époque où Netanyahu essayait d'affaiblir le rôle du pouvoir judiciaire en Israël. Cela m'a permis d'établir un lien immédiat avec le fait qu'il essayait d'échapper aux conséquences des poursuites engagées contre lui. Le sujet était donc déjà plus large qu'une simple procédure judiciaire", explique Alex Gibney lors d'une interview réalisée quelques jours avant la projection du film à Toronto.
Inculpé il y a cinq ans pour corruption, abus de confiance et fraude, Benyamin Netanyahu est poursuivi dans trois procédures toujours en cours. Dans un des dossiers, le Premier ministre israélien est accusé d'avoir accordé des faveurs à Shaul Elovitch, le patron de la principale compagnie de télécommunications israélienne, en échange d'une couverture médiatique favorable. Une autre affaire porte sur des cadeaux d'une valeur de 300 000 dollars sous forme de cigares, bijoux, champagne et autres babioles gracieusement offerts par Arnon Milchan, un producteur israélien d'Hollywood, et James Packer, un milliardaire australien.
Les interrogatoires représentent "des milliers d'heures et nous ne les avons pas tous vus parce qu'il y a "un arbre généalogique", appelons-le comme ça, très complexe entre les différentes affaires. Et certaines des personnes interrogées sont des acteurs mineurs", explique la co-réalisatrice Alexis Bloom. "Mais nous avons visionné les interrogatoires de tous les personnages principaux. Malheureusement, nous n'avons pas pu tous les inclure", ajoute la Sud-Africaine.
"Vos preuves sont des conneries totales"
Parmi les personnages qui se retrouvent bien malgré eux sous le feu des projecteurs, on retrouve les employés de maison des Netanyahu qui, contrairement à leurs richissimes employeurs, se montrent pétris de remords face aux enquêteurs.
"Je sentais que c'était mal, mais que pouvais-je faire ? Ils m'ont dit de le faire. J'ai juste peur que mes parents le découvrent et qu'ils aient honte de moi", sanglote la gouvernante et cuisinière de la famille, qui était au courant des cadeaux de luxe offerts à ses employeurs par le producteur hollywoodien israélien, Arnon Milchan.
"Vous n'avez pas à avoir honte", répond le policier, dos à la caméra.
"Bien sûr que si", s'exclame-t-elle en essuyant ses larmes avec la manche de son tee-shirt.
Une attitude qui tranche avec celle de Sara Netanyahu, l'épouse du Premier ministre, qui se montre agitée et vindicative allant même jusqu'à lancer aux enquêteurs : "Vos preuves sont des conneries totales. Au revoir !".
Habitué aux sorties grossières sur les réseaux sociaux, Yair Netanyahu, fils du Premier ministre israélien, n'hésite pas non plus à qualifier les policiers israéliens de membre de la Stasi et de la Gestapo lors d'une crise de colère dont des transcriptions avaient déjà fuité dans la presse israélienne en 2019.
"Je ne crois pas qu'ils pensent avoir fait quelque chose de mal. Je pense qu'ils sont vraiment imbus de leur personne. De nombreuses sources à qui j'ai parlé de manière officielle et officieuse m'ont expliqué que Netanyaho en était arrivé à croire que sa personne se confondait avec Israël, en mode l'État c'est moi'", analyse Alexis Bloom.
De son côté, Benjamin Netanyahou maintient que les allégations de corruption à son encontre sont sans fondement et que ses rivaux tentent de le persécuter, lui et sa famille. Cette enquête "ne concerne pas Benjamin Netanyahu", affirme le Premier ministre israélien, se référant à lui-même à la troisième personne, mais elle est dirigée contre "Israël" et "la démocratie".
Le choc du 7 octobre
La thèse du documentaire d'Alexis Bloom et Alex Gibney suggère que les affaires de corruption entourant Benjamin Netanyahu et ses manœuvres pour échapper à la justice ont compromis la sécurité d'Israël et détruit les espoirs de paix au Moyen-Orient.
Selon le journaliste d'investigation israélien Raviv Drucker et coproducteur de "The Bibi Files", qui apparaît également dans le documentaire, les cadeaux somptueux offerts par les amis milliardaires des Netanyahu ont conduit le Premier ministre à tenter de modifier des lois fiscales en leur faveur.
Lorsque le producteur hollywoodien Arnon Milchan connaissait des difficultés pour prolonger son visa américain après s'être vanté publiquement de son rôle dans un contrat d'armement, Benjamin Netanyahu aurait personnellement appelé le secrétaire d'État américain de l'époque, John Kerry, pour régler la situation. Arnon Milchan a obtenu le renouvellement de son visa américain.
Menacé par la justice et acculé politiquement, Benyamin Netanyahu s'est donc tourné vers d'anciens parias de la politique israélienne comme l'actuel ministre de l'intérieur Itamar Ben-Gvir et le ministre des finances Bezalel Smotrich, deux suprémacistes juifs, partisans de la ligne dure à Gaza et favorable à l'extension les colonies juives en Cisjordanie occupée, illégales au regard du droit international.
"La situation juridique de Netanyahu a compromis notre sécurité", estime Raviv Drucker.
"Nous étions faibles, mais pas à cause des manifestations [contre la réforme judiciaire], à cause des politiques qu'il [Netanyahu] menait. Il m'est apparu clairement que notre capacité de résistance s'effondrait. Cela a créé un énorme danger, un danger pour la sécurité, car nos ennemis l'ont compris - parfois plus tôt que nous", affirme dans le documentaire Ami Ayalon, ancien chef du Shin Bet, l'agence israélienne de renseignement intérieur.
Lorsque le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre, Alexis Bloom était en plein tournage des "Bibi Files". Comme tout le monde, elle a été totalement prise au dépourvu, elle dont le père est juif et connaît bien Israël.
"Il a fallu une minute pour faire le point sur la situation. Alex [Gibney] et moi-même avons discuté de la question : comment faire ce film ? Vous savez, il y a certains aspects pratiques à filmer des gens pendant une période de deuil national", raconte Alexis Bloom. "Mais nous avons tout de suite constaté que de nombreux Israéliens ne voulaient plus de Netanyahu. Ils nous ont dit qu'il ne devrait pas être Premier ministre en temps de paix, encore moins en temps de guerre".
La quête d'un distributeur
Près de cinq ans après son inculpation, Netanyahu est toujours au pouvoir malgré des manifestations massives réclamant un cessez-le-feu à Gaza et un échange d'otages contre des prisonniers palestiniens.
"The Bibi Files" offre également un éclairage sur la "relation spéciale" qui unit Israël et les États-Unis, son premier fournisseur d'armes. Le documentaire s'achève sur le discours prononcé le 24 juillet par le Premier ministre israélien devant le Congrès américain, où Benjamin Netanyahu est devenu le seul dirigeant à dépasser le record de Winston Churchill avec trois interventions devant les élus américains.
"C'était vraiment un ramassis de phrases vides. Il n'y avait aucun plan pour mettre fin à la guerre à Gaza, ramener les otages à la maison et changer la dynamique dans la région. Tragiquement, les Américains ne savent pas comment le rappeler à l'ordre", juge Nimrod Novik, ancien conseiller principal du défunt président israélien Shimon Peres.
"Le fait que 100 membres de la Chambre et du Sénat aient boycotté son discours n'était pas visible. Le fait que l'administration américaine soit si frustrée n'est pas exprimé. Ils chuchotent, mais le chuchotement n'est pas entendu. Si vous voulez que les Israéliens vous entendent, exprimez-vous", ajoute Nimrod Novik.
Il est peu probable que "The Bibi Files" soit projeté en Israël en vertu de lois restrictives sur la protection de la vie privée.
"Il y a a peu de chance que Netanyahu donne son autorisation", glisse ironiquement Alex Gibney. "Il existe actuellement une restriction légale en Israël mais partout ailleurs dans le monde, il n'y a aucune restriction".
L'objectif est donc de diffuser le film à l'international avec une attention particulière pour le marché américain. Reste à trouver un distributeur. Sa projection au Festival du film de Toronto 2024 alors que le montage n'est pas finalisé pourrait accélérer les choses.
"Il y a un réel sentiment d'urgence avec cette guerre qui se poursuit. C'est un film à l'ancienne sur la vérité au pouvoir. "Nous avons senti qu'il était urgent de le sortir", explique Alexis Bloom.
"Nous sommes confrontés à une conflagration au Moyen-Orient où des gens meurent tous les jours. Je pense qu'il était important de disposer d'une plateforme [...] et d'entamer une discussion sérieuse sur Netanyahu et ses motivations", abonde Alex Gibney. "Il faut que cela sorte, et il faut que cela sorte maintenant".
Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.