Alexander Shipliouk, l’une des stars de la recherche russe sur les vols hypersoniques, vient d’être condamné à quinze ans de prison pour “haute trahison”. Il est le dernier scientifique en date a avoir été arrêté par le FSB depuis le début de la guerre en Ukraine. Une chasse aux scientifiques politiquement motivée, d’après les experts interrogés par France 24.
Quel est le point commun entre Alexander Shipliouk, Anatoli Maslov et Valery Zvegintsev ? Ou plutôt les points communs... En effet, ils ne se contentent pas d’être tous les trois des physiciens russes de premier plan travaillant dans le même institut en Sibérie sur des sujets liés au développement des missiles hypersoniques. Ils ont également été arrêtés et accusés, tous les trois, de haute trahison ces derniers mois.
Alexander Shipliouk a été condamné mardi 3 septembre par un tribunal moscovite à une peine de quinze ans dans une prison de sécurité maximale. À l’issue d’un procès qui s’est déroulé à huis clos, l’ex-directeur de l’Institut de mécanique théorique et appliquée (Itam) de Sibérie a été reconnu coupable d’avoir transmis des “informations sensibles” lors d’une conférence scientifique en Chine en 2017. Alexander Shipliouk a soutenu que les données présentées à cette occasion étaient du domaine public.
Lettre ouverte de scientifiques inquiets
Une ligne de défense adoptée aussi par son collègue Anatoly Maslov, un septuagénaire (78 ans) également spécialisé dans les vols hypersoniques, qui a été condamné à quatorze ans de prison en mai. Lui aussi a été accusé de trahison pour avoir transmis des informations sur des technologies sensibles lors de déplacements à l’étranger.
Valery Zvegintsev risque de connaître le même sort. Ce troisième spécialiste de vol hypersonique à l’Itam a été arrêté au printemps dernier et a été placé en détention provisoire dans l’attente de son procès. L’interpellation de ce scientifique n’a été confirmée par les autorités qu’après la publication en mai d’une lettre ouverte signée par des scientifiques russes s’inquiétant du sort de leurs trois collègues.
Les chercheurs de ce centre installé à Novossibirsk ne sont pas les seuls à être ciblés par les autorités russes. Alexander Kuranov (76 ans), un ingénieur de Saint-Pétersbourg qui a supervisé l’un des principaux programmes de développement d’avions hypersoniques de la fin de l’ère soviétique, a été condamné à sept ans de prison pour trahison en avril 2024. Il était en détention provisoire depuis plus de deux ans.
Il ne fait clairement pas bon travailler sur la très stratégique technologie de vol hypersonique en Russie. En tout, le pouvoir russe a fait arrêter onze spécialistes de ce secteur depuis 2018, a constaté la chaîne britannique BBC. C’est cette année-là que Vladimir Poutine avait, pour la première fois, affirmé que son pays disposait d’un missile hypersonique, censé démontrer la supériorité technologique de l’armée russe sur les États-Unis.
Arrestation d'un chercheur mourant
La répression contre les scientifiques russes n’a ensuite fait qu’augmenter après le début de la grande offensive contre l’Ukraine à partir de février 2022, a constaté la BBC. “La vendetta du régime contre eux est même devenue très agressive”, constate Jenny Mathers, spécialiste des questions de sécurité en Russie à l’université d’Aberystwyth au pays de Galles.
Le pouvoir russe n’a en effet pas hésité à poursuivre Anatoly Maslov malgré son état de santé dégradé. Ce scientifique avait même subi une crise cardiaque en février alors qu’il était en détention provisoire.
Pire : en avril 2022, les autorités étaient allées tirer de son lit d’hôpital le physicien Dmitri Kolker, atteint d’un cancer du pancréas en phase terminale. Il est décédé deux jours après son arrestation.
Pourquoi un tel acharnement contre des scientifiques censés œuvrer au développement des missiles hypersoniques, l’une des fiertés technologiques de l’armée russe ? Cette chasse aux chercheurs est symptomatique des “dérives d’un pouvoir toujours plus isolé en renfermé sur lui-même depuis le début de la guerre”, assure Stephen Hall, spécialiste de la politique russe à l’université de Bath (Royaume Uni).
Le Kremlin veut empêcher toute information de sortir d’après les experts interrogés par France 24. “Vladimir Poutine veut contrôler toute circulation d’informations. Et plus le domaine est sensible, plus le pouvoir est strict. Et il n’y a pas beaucoup plus sensible aux yeux du régime que la technologie du vol hypersonique”, résume Jenny Mathers.
Il y a une tradition de répression contre le monde scientifique ou médical en Russie, quand la paranoïa s'empare du pouvoir. En 1953, la fin du règne de Joseph Staline est agitée par un complot aux forts relents antisémites “des blouses blanches” : des médecins juifs sont accusés d’avoir voulu empoisonner les cadres du régime et d’être “à la solde des États-Unis”.
Preuve de la paranoïa du régime ?
Cette idée d’être trop proche de l’ennemi occidental se retrouve dans l'affaire des scientifiques arrêtés. “Les chercheurs qui, de par leur profession, se doivent de cultiver un réseau à l’étranger pour les collaborations internationales, deviennent automatiquement suspects aux yeux d’un pouvoir qui nourrit le narratif de la forteresse russe assiégée par l’Occident”, souligne Stephen Hall.
“Ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette histoire, c’est que la répression ne touche pas seulement les scientifiques soupçonnés de collusion avec l’Occident mais aussi des chercheurs accusés d’avoir fourni des informations à des pays amis de Moscou”, note Jenny Mathers. Alexander Shipliouk a été arrêté après s’être rendu en Chine, tandis que Valery Zvegintsev - l’un des deux autres chercheurs de l’Itam arrêté - a été interpellé à cause d’un article scientifique publié dans un journal iranien. “C’est dire à quel point Vladimir Poutine ne fait confiance à personne”, en conclut Jenny Mathers.
Cette vague d’arrestations illustre aussi la tendance des services secrets russes à nourrir la paranoïa du régime “pour se rendre indispensables”, a répété à plusieurs reprises Evgeny Smirnov, un avocat russe qui a défendu plusieurs scientifiques. C’est, en effet, le FSB qui a procédé à toutes les arrestations en affirmant que ces scientifiques s’étaient rendus coupables de trahison.
Un chef d’accusation commode, car “il permet de tenir des procès à huis clos et le FSB n’a pas à apporter publiquement les preuves”, souligne Jenny Mathers. Stephen Hall rappelle que ce service de renseignement sait parfaitement comment “vendre” son utilité au maître du Kremlin : “en 2012, le patron du FSB Alexandre (Vassilievitch) Bortnikov avait assuré sans preuve que les feux de forêt en Sibérie étaient l’œuvre d’Al-Qaïda”. Il en avait profité pour demander une rallonge de budget…
Aux yeux des experts interrogés par France 24, il est ainsi possible que ces spécialistes des vols hypersoniques soient des pions sacrifiés par le FSB pour maintenir son influence dans les couloirs du Kremlin.
Une stratégie potentiellement contre-productive. Ce n'est pas en se coupant de la communauté scientifique internationale que la recherche russe va faire des grands bonds en avant, et "Vladimir Poutine cherche probablement à faire des exemples avec ses arrestations pour décourager les autres chercheurs de collaborer avec l'étranger", conclut Jenny Mathers.