Le succès sans précédent du jeu vidéo chinois "Black Myth : Wukong", sorti il y a dix jours, fait entrer l’industrie vidéoludique chinoise dans la cour des grands. Et pour certains, le voyage pixélisé vers l’Ouest du Roi Singe pourrait bien marquer le début d’un véritable soft-power culturel chinois basé sur les jeux vidéo.
Le Roi singe chinois - Sun Wukong - a débuté sa pérégrination vidéoludique vers l’Ouest il y a maintenant plus de dix jours. Et l’incroyable succès commercial mondial du jeu vidéo made in China "Black Myth : Wukong", inspiré d'une légende chinoise, continue encore et toujours de susciter un fort engouement médiatique, culturel et politique en Chine.
Sur le site du People’s Daily, l’organe de presse officiel du Parti communiste chinois, l’article le plus lu vendredi 30 août était consacré à ce jeu vidéo. En fait, deux des trois contenus les plus populaires publiés sur le site traitaient de ce sujet, devant des articles au propos en apparence plus sérieux, comme le boom des voitures électriques ou encore l’agenda diplomatique de Xi Jinping.
Premier jeu "AAA" chinois à succès
"L’enthousiasme suscité par ce jeu en Chine est impressionnant, et à lire les commentaires en ligne, c’est devenu un véritable phénomène de société", constate Xiaoning Lu, spécialiste du cinéma et des industries culturelles chinoises à l’École des études orientales et africaines de l’Université de Londres.
"Black Myth : Wukong" fait même le bonheur des autorités de la région de Shanxi. Cette province du nord-est de la Chine, qui abrite la majorité des sites historiques visités virtuellement par le joueur, a connu un "véritable boom touristique", affirme le South China Morning Post, quotidien anglophone hongkongais.
Ce phénomène vidéoludique chinois s’illustre aisément par quelques chiffres qui font le tour du monde depuis dix jours. Le jour de sa sortie, le 20 août, plus de deux millions de joueurs avait lancé le jeu depuis la plateforme Steam - la plus importante boutique dématérialisée de jeux vidéo -, et trois jours plus tard, "Black Myth : Wukong" s’était vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde.
Un succès qui éclipse celui de la plupart des grosses productions vidéoludiques des grands éditeurs occidentaux, tels que Electronic Arts, Ubisoft ou encore Square Enix. "Black Myth : Wukong" est ainsi devenu le tout premier jeu chinois dit "AAA" (dans le jargon du secteur, le "triple A" désigne les productions les plus coûteuses et ambitieuses) à faire un carton mondial.
De quoi susciter la fierté à la fois du public chinois et des autorités : le jeu a même été évoqué lors d’une récente conférence de presse au ministère chinois des Affaires étrangères. Un tel exploit était pourtant loin d’être acquis dans un pays où les relations entre un État omniprésent et l’industrie du jeu vidéo ont longtemps été des plus tendues. Et, vu de Chine, on commence aussi à se demander si le jeu vidéo ne pourrait pas devenir le premier outil efficace de soft power.
De "l'opium spirituel" à la machine à cash
L’État chinois a longtemps considéré les jeux vidéo avec un mépris certain, voire une franche hostilité. À la fin des années 1990, "travailler dans le jeu vidéo était mal vu, et certains préféraient dire qu’ils étaient dans le secteur des nouvelles technologies", note Yanchen Zhang, spécialiste des cultures numériques chinoises à l’université d’Arizona.
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Accepter Gérer mes choixAu début des années 2000, le régime chinois "a multiplié les réglementations pour encadrer le jeu vidéo, affirmant notamment qu’il y avait un problème d’addiction parmi les jeunes", souligne Ho Ting Bosco Hung, spécialiste de la Chine à l'International Team for the Study of Security (ITSS) Verona. Les autorités qualifiaient même ce passe-temps d’"opium spirituel" du peuple.
Le jeu vidéo était "présenté comme un symptôme de la décadence de l’Occident", explique Yanchen Zhang. D’après ce raisonnement, les jeunes américains ou japonais préféraient jouer et être oisifs, tandis que les jeunes en Chine participaient à l’effort collectif pour soutenir la croissance du pays.
En outre, il était interdit d’importer des consoles occidentales, telles que la Xbox de Microsoft ou la Playstation de Sony. Pas facile dans ces conditions de développer une industrie florissante du gaming… et encore moins de penser à des jeux "AAA" (principalement destinés au marché des consoles)
Le contexte change en 2014, lorsque le pays ouvre enfin officiellement ses frontières aux consoles étrangères. Que s’est-il passé ? "Les autorités ont tout simplement compris que faire des jeux vidéo pouvaient rapporter beaucoup d’argent", assure Yanchen Zhang.
S’il y a bien un début de montée en gamme qualitatif pour certains jeux, les investissements se concentrent essentiellement sur des titres développés pour les téléphones portables, remplis de microtransactions et d’incitations à dépenser toujours plus. Le discours officiel reste aussi très ambivalent à l’égard de ce divertissement et en 2021, le jeu vidéo est de nouveau qualifié "d’opium spirituel" pour les jeunes.
Nationalisme technologique
La prouesse technologique de "Black Myth : Wukong" - qui n’a rien à envier sur ce point aux blockbusters occidentaux - "rassure ainsi l’opinion nationale sur la capacité à faire des jeux très ambitieux (malgré le contexte particulier en Chine, NDLR)", estime Xiaoning Lu.
Aux yeux des Chinois, le succès de ce jeu "démontre ainsi que le nationalisme technologique fonctionne", affirme Yanchen Zhang. Et prouve que le "made in China" n’est plus réservé à la fabrication de vêtements bon marché : tout ce que l’Occident peut réaliser technologiquement, la Chine doit pouvoir le faire au moins aussi bien avec ses propres moyens.
Cette célébration du nationalisme triomphant revient dans la plupart des articles vantant le succès de "Black Myth : Wukong" dans les médias chinois. "Pour le pouvoir, c'est un outil efficace capable de rassembler l’opinion chinoise autour de l’idée que le pays peut impressionner le monde entier avec son savoir-faire", note Ho Ting Bosco Hung.
Et aussi, peut-être, accroître le rayonnement culturel chinois ? L’idée que "Black Myth : Wukong" marque l’an 0 d’un soft power vidéoludique chinois est également évoquée par les éditorialistes.
La Corée du Sud a sa K-Pop, le Japon ses mangas et la Chine ses jeux vidéos ? La question avait déjà été soulevée lors du précédent carton vidéoludique chinois : Genshin Impact, un jeu sur mobile très populaire sorti en 2020.
Mais ce titre présentait un défaut : "C’est un vrai succès chinois mais la Chine y est invisible", résume Yanchen Zhang. "Genshin" est, en effet, un terme japonais et le jeu tire, très officiellement, son inspiration de l’univers vidéoludique japonais (tel que Zelda).
"Un premier pas encourageant" pour un soft-power vidéoludique
Avec "Black Myth : Wukong", il n’y a aucun doute possible : "La pérégrination vers l'Ouest du Roi Singe, le récit du XVIe siècle dont le jeu est inspiré, est l’une des quatre œuvres les plus renommées de la culture chinoise", assure Ho Ting Bosco Hung.
Jusqu’à présent, le récit du Roi Singe a été essentiellement popularisé dans le monde… par des œuvres non-chinoises "comme le célèbre dessin animé japonais Dragonball", note Xiaoning Lu. Selon cette spécialiste, ce jeu "permet aux Chinois de présenter eux-mêmes cet univers au monde".
Le jeu vidéo a, en effet, un "potentiel de soft power très important pour la Chine", reconnaît Yanchen Zhang. Davantage, en tout cas, que le cinéma "qui est très fortement soumis à la censure d’État".
Mais "ce n’est qu’un début, et il faudra plus d’un succès pour pouvoir réellement parler de soft power", nuance Ho Ting Bosco Hung. "Tout dépendra des financements à venir pour ce genre de jeux", ajoute Yanchen Zhang. Pour l’instant, le succès de "Black Myth : Wukong" a incité les investisseurs à miser sur des projets de jeux vidéo, assure le média d’État Global Times. "Mais si les prochains titres ne sont pas aussi rentables, les investisseurs vont rapidement retourner vers des jeux sur mobile pas chers à réaliser et qui privilégient les très lucratives microtransactions", conclut Yanchen Zhang.
Et pour que ces jeux chinois fonctionnent, leur réputation ne devra pas être entachée par des histoires de censure. Une telle polémique a quelque peu ternie la "success story" de "Black Myth : Wukong". Parmi les joueurs et testeurs ayant pu obtenir le jeu avant sa sortie, plusieurs se sont plaints d’avoir également reçu un mail du studio chinois qui a développé le jeu avec une liste de thèmes à ne pas aborder dans leur communication (sujets politiques, féminisme, Covid-19 etc.).
"Ce n’était pas très malin, même si je pense qu’il s’agissait d’une manière de se protéger et d’envoyer un message aux autorités – ‘Regardez, nous savons quels sont les sujets sensibles’ plutôt qu’une volonté réelle d’interdire", note Xiaoning Lu. Il n’empêche, si chaque sortie de jeux "AAA" chinois est accompagnée d’une telle controverse, il y a fort à parier que les jeux vidéo chinois soient regardés en Occident avant tout à l’aune de la censure plutôt que jugés selon leurs qualités vidéoludiques.