L’arrestation samedi en France de Pavel Durov, le patron de Telegram, a provoqué une cascade de condamnations en Russie. Et pas seulement de la part des défenseurs de la liberté d’expression sur Internet. Des proches du pouvoir sont aussi montés au créneau, alors que le Kremlin avait tenté d’interdire Telegram en 2018.
En Russie, tout le monde semble vouloir sauver le soldat Durov. Des voix, aussi bien issues de l'opposition que des cercles les plus poutiniens possibles se sont élevées pour dénoncer l'arrestation en France samedi 24 août de Pavel Durov, le cofondateur [avec son frère Nikolaï] du service de messagerie Telegram, né en 1984 en Russie.
Si la justice française n'a pas encore détaillé les charges retenues contre Pavel Durov, l'arrestation a été qualifié de "profondément injuste" par Gueorgui Albourov, un militant politique russe qui a été l'un des principaux responsables de la cellule d'enquêtes de la fondation anti-corruption d'Alexeï Navalny. À ses yeux, "elle représente un coup très dur porté à la liberté d'expression".
De VKontakte à Telegram
Même émoi affiché du côté du Kremlin. Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, a vivement critiqué cette arrestation estimant qu'elle était symptomatique de la tendance "des 'dictatures libérales' à sévir quand ça les arrange". Vladislav Davankov, l'un des vice-présidents de la Douma d'État, a même participé à un rassemblement devant l'ambassade française à Moscou pour demander la libération du patron de Telegram.
"Ce large spectre des soutiens à Pavel Durov est l'aspect peut-être le plus fascinant de cette affaire", reconnaît Konstantin Sonin, un économiste et politologue russe installé aux États-Unis, dans une tribune publiée lundi 26 août par The Moscow Times, un site d'information russe anglophone.
Le parti pris pro-Durov des milieux d'opposition peut sembler plus logique à première vue. Le parcours du fondateur de Telegram, dont la fortune est estimée à 15 milliards de dollars par Forbes, ressemble davantage à celui d'un dissident qu'à celui d'un oligarque pro-Poutine.
Pavel Durov a lancé sa carrière de mogul [magnat] de la tech en cofondant en 2006 VKontakte, un équivalent russe de Facebook. À la tête de ce réseau social, "il s'est effectivement opposé aux demandes des autorités russes de leur fournir des informations personnelles sur les utilisateurs de la plateforme", note Mariëlle Wijermars, spécialiste des questions de gouvernance et de liberté d'expression sur Internet à l'université de Maastricht (Pays-Bas).
Ce bras de fer avec le Kremlin a fini par pousser le jeune entrepreneur russe à lâcher, en 2013, les rênes de VKontakte au profit de richissimes hommes d'affaires proches de Vladimir Poutine.
Il choisit alors l'exil et trouve refuge à Dubaï, d'où il lance la même année Telegram, présenté comme l'arme ultime contre les tentatives de censure étatique. Son début de parcours lui a permis "de gagner un certain capital-confiance auprès des Russes. C'est le charisme et le discours du patron de Telegram qui vont contribuer à la migration d'une partie des internautes russes vers ce nouveau service de messagerie", souligne Ksenia Ermoshina, spécialiste de l'Internet russe au Centre Internet et société du CNRS.
Ce havre autoproclamé pour une liberté d'expression sans entrave va finir par s'attirer l'ire du Kremlin, prompt à vouloir contrôler le cyberespace.
En 2018, le pouvoir russe tente de museler Telegram… Ce qui accroît la popularité de la plateforme dans le pays.
"Les Russes se sont dit que si c'était bloqué, c'est qu'on pouvait s'y fier", résume Ksenia Ermoshina. Comble de l'ironie, c'est pendant cette période de "blocage" du service (toutefois facile à contourner avec un VPN) qui durera jusqu'en 2020, que les créations de compte Telegram de membres de l'administration présidentielle et d'élus vont se multiplier.
Plus Elon Musk qu'opposant politique à Poutine
L'arrestation de Pavel Durov en France devrait donc, en théorie, remplir d'aise un pouvoir russe ayant échoué à contrôler celui qui est parfois surnommé le "rebelle" ou le "Robin des bois" du Web russe.
Mais ce serait ignorer l'autre versant de la "success story" de Telegram. "La relation entre Pavel Durov et le Kremlin est bien plus complexe que l'image communément admise", assure Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics. Ainsi, "son refus de fournir des informations sur les utilisateurs de VKontakte tient plus à sa philosophie libertarienne qu'à une opposition politique à Vladimir Poutine", estime Ksenia Ermoshina.
Le patron de Telegram ne se montre pas plus coopératif avec des gouvernements moins autoritaires qu'en Russie. À ce titre, il fait davantage penser à un absolutiste de la liberté d'expression, tel Elon Musk, qu'à un opposant russe en exil. Le propriétaire de X a d'ailleurs officiellement affiché sa solidarité avec Pavel Durov après son arrestation.
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Accepter Gérer mes choixLa fin du blocage de Telegram en Russie en 2020 a, en outre, laissé une partie de l'opposition russe dubitative. "Il y a eu des rumeurs d'accord en coulisse entre Pavel Durov et le Kremlin pour permettre la levée des sanctions", note Mariëlle Wijermars.
En Ukraine, où l'invasion russe a engendré un engouement encore plus fort pour Telegram, ces mêmes allégations "ont donné lieu à un débat sur le danger de cette messagerie pour la sécurité nationale en temps de guerre", souligne Yevgeniy Golovchenko, spécialiste de la désinformation russe à l'université de Copenhague (Danemark).
Depuis le début du conflit en Ukraine, Pavel Durov s'est d'ailleurs gardé de prendre position. "Il n'a certes pas soutenu l'effort de guerre russe, mais ne l'a pas non plus condamné", note Jeff Hawn.
Arme de propagande massive
Pour cet expert, c'est l'une des raisons pour lesquelles des proches de Vladimir Poutine "pensent avoir trouvé une arme de propagande très efficace en la personne de Pavel Durov". "Il représente cette élite russe en exil qui cherche à rester en dehors du conflit", souligne Jeff Hawn.
Les propagandistes russes se sont ainsi saisis des mésaventures françaises de Pavel Durov pour échapper à ce qu'ils décrivent comme "l'offensive anti-russe de l'Occident", tous les Russes, où qu'ils se trouvent, "feraient mieux de se placer sous l'aile protectrice de Moscou", résume Jeff Hawn.
L'ancien Premier ministre russe Dmitri Medvedev a claironné sur Telegram que cette arrestation prouverait que Pavel Durov s'est "trompé en pensant qu'en quittant la Russie, en obtenant d'autres nationalités [il a notamment un passeport français depuis 2021] il vivrait la grande vie de 'citoyen du monde'. Aux yeux de nos ennemis du moment, il demeure russe".
Un narratif qui s'intègre parfaitement dans le récit que Vladimir Poutine développe depuis le début de la guerre : celui d'une Russie contrainte de voler au secours de ses ressortissants où qu'ils soient.
"Il a notamment justifié la guerre en Ukraine en assurant qu'il fallait protéger les Russes dans le Donbass", rappelle Ksenia Ermoshina.
"C'est une approche très pragmatique et opportuniste de la propagande", assure Yevgeniy Golovchenko. Quelle que soit l'opinion du Kremlin sur Pavel Durov, en dénonçant son arrestation, Moscou "envoie le message suivant à la population russe et notamment à la jeunesse : regardez comment la France, le pays de la liberté, traite les entrepreneurs", assure Ksenia Ermoshina.
L'arrestation de Pavel Durov a aussi dû susciter quelques sueurs froides dans les couloirs du Kremlin. "Telegram est très utilisé dans l'armée et dans le monde politique pour communiquer ; et il est évident que nombre de responsables russes doivent craindre que la France ne tente de faire pression sur le patron de Telegram pour avoir accès à leurs communications", estime Mariëlle Wijermars. Il est donc stratégique pour Moscou que le patron de Telegram reste le moins longtemps possible entre les mains de la justice française.