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À Nancy, un "contre-monument" convoque les fantômes de l’Algérie coloniale
Placé face à la statue du sergent Jean Pierre Hippolyte Blandan, figure de la conquête de l'Algérie, un "contre-monument" a été inauguré début novembre à Nancy. Il invite à la réflexion sur un chapitre sombre de l’histoire de France et à la reconnaissance de traumatismes longtemps passés sous silence. 
Le "contre-monument" à la statue du sergent Blandan datant de l'époque coloniale, dans la ville française de Nancy, est une première du genre. © Ville de Nancy, Adeline Schumacker

Pendant des décennies, le traumatisme de la terrible lutte pour l'indépendance de l'Algérie est resté enfoui au plus profond de l'âme de Malek Kellou. Il a refoulé ce passé pour se protéger, lui et sa famille, tandis qu'il se construisait une nouvelle vie de l'autre côté de la Méditerranée, en France, dans l'ancienne puissance coloniale.

Cette armure a commencé à se fissurer un matin d'hiver, lorsqu'il s'est retrouvé dans les années 1990 face à un monument étrangement familier dans sa nouvelle ville de Nancy, dans l'est de la France. Malek Kellou a été choqué de reconnaître l'imposante statue du sergent Jean Pierre Hippolyte Blandan, héros français de la conquête algérienne du XIXe siècle, qui se dressait autrefois à Boufarik, au sud-ouest d'Alger, ville célèbre pour ses oranges juteuses à l'origine de la boisson populaire Orangina. Symbole de la domination coloniale, ce monument l'avait terrifié lorsqu'il était enfant, au début de la guerre d'indépendance (1954-1962).

"Tais-toi et mange ton orange", lui répondait sa mère lorsqu'il l'interrogeait sur cette figure menaçante. Les mots de sa mère, écrits en tamazight, la langue berbère de la Kabylie natale de Malek Kellou, sont désormais gravés sur une plaque de métal brillante faisant face à la statue à Nancy, en bordure d'un quartier populaire où vit une importante communauté d'origine algérienne. 

Un "anti-monument"

Premier du genre, le contre-monument de Nancy a été inauguré le 6 novembre sur la place de Padoue de la cité de Lorraine. Il a été baptisé sous le nom de "Table de Désorientation", en référence à la table d’orientation. Les passants, dont les traits se reflètent dans ce "contre-monument", sont invités à combler les lacunes de l'histoire de France et à méditer sur un passé colonial qui continue de hanter une grande partie de la société française et d'empoisonner sa vie politique ainsi que ses relations avec l'Algérie.

Posée verticalement, la table circulaire mesure 1,59 mètre de haut – la taille réelle du sergent Blandan, dont la statue voisine est deux fois plus imposante. Sur le disque métallique est inscrit, en français et en arabe, un texte de la fille de Malek Kellou, Dorothée-Myriam Kellou, journaliste, écrivaine et réalisatrice, dont les recherches sur ses racines algériennes ont finalement permis à son père de se confier sur ce passé dans le livre "Nancy-Kabylie" (éditions Grasset). Selon elle, le texte "déroule une contre-histoire : celle des colonisés et de leurs descendants", ouvrant un espace où "leur mémoire peut émerger et s’inscrire dans le récit collectif". 

À Nancy, un "contre-monument" convoque les fantômes de l’Algérie coloniale
Malek Kellou et sa fille Dorothée-Myriam lisent des extraits de la Table de désorientation à Nancy. © Dorothée-Myriam Kellou

Conçue par l’artiste Colin Ponthot, l’œuvre a été commandée par le Palais des ducs de Lorraine – musée Lorrain, le principal musée de Nancy. Sa conservatrice, Kenza-Marie Safraoui, décrit la Table de Désorientation comme un "anti-monument" remettant en question le discours héroïque et dominateur de la statuaire coloniale.

Selon la légende militaire française, le sergent Jean Pierre Hippolyte Blandan est mort héroïquement en avril 1842, à l'âge de 23 ans, en menant une poignée d'hommes à l'attaque contre des hordes de cavaliers arabes, plus de dix fois supérieurs en nombre. Son action fait partie de ces combats d'arrière-garde désespérés que les colonisateurs du XIXe siècle aimaient dramatiser. Le sergent a ainsi été érigé en héros de la conquête algérienne : son nom et son visage figurent sur des assiettes, des cahiers d'écoliers et même des jeux de société, dont certains sont encore visibles au musée de Nancy. Ses cendres ont été déposées sur un piédestal monumental, au pied de son imposante statue de bronze, inaugurée sur la place du marché de Boufarik, près d'Alger, en 1887.

À Nancy, un "contre-monument" convoque les fantômes de l’Algérie coloniale
"La Mort du Sergent Blandan", une peinture réalisée par Louis-Théodore Devilly en 1882, appartenant au musée des Beaux-Arts de Nancy. Musee des Beaux Arts, Nancy / Photo : Michel Bourguet

La statuomanie

La conception de ce monument s'inscrivait à l'époque dans ce que certains contemporains ont qualifié avec ironie de "statuomanie" sous la jeune troisième République (1870-1940), explique Julie Marquet, historienne à l'Université du Littoral Côte d'Opale, dont les recherches portent sur l'héritage colonial dans l'espace public. "La troisième République multiplie les monuments pour se doter de modèles civiques, et pour afficher dans ce nouvel espace public qui se construit, mais aussi dans ce nouveau régime qui se construit, des modèles de grands hommes qui doivent montrer l'exemple” , décrit-elle.

Officier subalterne, le sergent Blandan correspondait parfaitement à l'image que devait renvoyer le régime républicain "soucieux de mettre en avant les simples soldats, célébrés pour leur héroïsme plutôt que pour leur grade". Dans le contexte algérien, "cette statuomanie occupe une place particulière puisqu'il s'agit pour les municipalités algériennes et le pouvoir civil qui succède au pouvoir militaire, de marquer son contrôle de l'espace, du territoire algérien et des populations", précise l'historienne. 

D’immenses monuments, juchés sur de hauts piédestaux, dominaient ainsi l’espace public et un peuple colonisé peu habitué à la sculpture figurative. D’où le caractère menaçant de ces œuvres qui ont tant impressionné le jeune Malek Kellou et continué de le hanter des décennies plus tard.

À Nancy, un "contre-monument" convoque les fantômes de l’Algérie coloniale
L'inauguration de la statue du sergent Blandan à Boufarik le 1er mai 1887. © Wikimedia

Une histoire ignorée et niée

La statue du sergent Blandan a traversé la Méditerranée à deux reprises : d’abord comme le symbole triomphant de la domination française, puis, huit décennies plus tard, comme  un souvenir encombrant mais précieux, rapatrié par une armée vaincue. Rapportée de Boufarik, elle a été installée dans un premier temps dans la cour de la caserne Thiry à Nancy, où était basé le 26e régiment d’infanterie, dont le sergent Blandan faisait partie, puis déplacée en 1990, au bout de la rue du Sergent-Blandan, sur la place de Padoue.

Une centaine d’autres statues et bustes ont été renvoyés en France après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Plusieurs ont été placées dans des villes du sud-est de la France, où se sont installés nombre des quelque 800 000 pieds-noirs – citoyens français d’origine européenne nés ou installés en Algérie – après leur exil douloureux du nouvel État indépendant.

“Il y a un attachement extrêmement fort de la communauté pied-noir à ces monuments", estime Julie Marquet. "Ils sont pour eux porteurs de leur mémoire, de leur identité, de leur vie en Algérie, et de ce qu'ils considèrent comme leur exil et de leur départ souvent précipité, toujours difficile, de l'Algérie".

Des décennies plus tard, ces vestiges coloniaux témoignent de traumatismes qui se chevauchent et sont souvent contradictoires : celui des Algériens qui ont enduré plus d'un siècle d'oppression, celui des colons européens déracinés de leurs terres après l'indépendance, et celui des harkis, ces Algériens qui se sont rangés du côté du pouvoir colonial, pour finalement être rejetés par les deux camps après la guerre.

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FOCUS © FRANCE 24
06:19

"Un négationnisme forcené"

La nature particulièrement sensible de cet héritage colonial a été ravivée en début d'année lorsque le journaliste Jean-Michel Aphatie a suscité une vive polémique en comparant sur l'antenne de RTL les crimes coloniaux français en Algérie au massacre nazi de la Seconde Guerre mondiale. Il a affirmé que la France avait commis "des centaines d'Ouradour-sur-Glane" lors de sa conquête brutale de l'Algérie.

Dans une tribune publiée dans Le Monde, l'écrivaine et universitaire Clara Breteau a analysé les réactions outrées suscitées par les propos de Jean-Michel Apathie. Une partie d'entre elles proviennent, selon elle, "de l’ignorance de l’histoire coloniale, produit elle-même de l’incapacité française à reconnaître les crimes coloniaux et à les intégrer dans les programmes scolaires". 

L'écrivaine n'a pas hésité à dénoncer le "négationnisme forcené" propagé par une extrême droite revancharde réfractaire à tout examen du passé impérial français. Elle a également souligné une réticence plus générale, héritée de la pensée coloniale, à traiter le massacre de villageois français et algériens selon les mêmes critères. "Si l’on prend le point de vue des historiens, Aphatie a non seulement raison, mais il ne dit rien de bien révolutionnaire", note-t-elle dans cette tribune, citant les tristement célèbres "enfumades" où les troupes françaises massacrèrent des centaines de civils, les asphyxiant alors qu’ils se réfugiaient dans des grottes.

Fille d’un laveur de vitres algérien, Clara Breteau se décrit comme "l'héritière d’une histoire évidée, trouée en son centre par les destructions". À l’instar de la fille de Malek Kellou, elle a écrit son livre "L'avenue de verre" (éditions du Seuil) pour reconstituer les fragments de l’histoire indicible de son père – un passé traumatique qu’il "effaçait" méthodiquement chaque jour en nettoyant les vitrines des magasins des rues de Tours, où elle a grandi.

Afin de se libérer de ces traumatismes, le texte inscrit sur le contre-monument de Nancy invite les visiteurs à "regarder dans le miroir mal poli de notre mémoire". L’idée, explique Dorothée-Myriam Kellou, n'est pas de "lisser les aspérités dans l’écriture de notre histoire, mais de les retrouver pour comprendre la genèse de qui nous sommes en tant que société postcoloniale".

La journaliste et réalisatrice, qui a collaboré avec plusieurs médias français, dont France 24, affirme que son travail vise à répondre à une soif générationnelle de reconnaissance du passé dans un pays où l’on estime que sept à huit millions de personnes – soit environ 10 % de la population – ont un lien avec l’Algérie. "On est quand même très nombreux à souffrir du silence de nos aînés et à avoir besoin d'élaborer ce que eux ont vécu, alors qu'eux-mêmes ne sont pas toujours capables de l'élaborer", insiste-t-elle. "C'est parce qu'il y a un manque d'espace collectif pour le faire. Et je pense que plus on créera ces espaces, plus ce sera facile d'y avoir accès avant qu'ils ne nous quittent.” 

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Reporters © France 24
54:06

Déboulonner ou conserver ?

Tout au long de sa présidence, Emmanuel Macron a appelé à la "reconnaissance des faits" historiques et à une "réconciliation des mémoires fracturées" pour apaiser les relations tendues entre la France et l'Algérie. Il a été à l'origine de la création, en 2021, d'une commission "Mémoire et Vérité" composée d'historiens des deux pays et a élargi l'accès aux archives déclassifiées sur la guerre d'indépendance algérienne. Dans le même temps, le chef de l'État français a également exclu tout repentir, excuses et réparations, laissant beaucoup sur leur faim. 

À l'été 2020, au plus fort des manifestations antiracistes mondiales qui ont suivi la mort de George Floyd aux États-Unis, Emmanuel Macron a déclaré que la France ne tolérerait aucun déboulonnage de statues, contrairement à ce qui s'était passé du Royaume-Uni aux Antilles françaises, où des manifestants avaient mis à terre des monuments à la gloire de figures de l'époque coloniale, dont beaucoup étaient étroitement liées à la traite transatlantique des esclaves.

"La République n'effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n'oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues", a-t-il alors affirmé lors d'une allocution, tout en convenant qu'il fallait "regarder toute notre histoire", dans un but de "vérité" et "en aucun cas de revisiter ou de nier ce que nous sommes."

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04:14

Offrir "une perspective différente"

Lors de l'inauguration du contre-monument au pied de la statue du sergent Blandan, Mathieu Klein, le maire socialiste de Nancy, a lui aussi exclu d'effacer le passé. "Il ne s’agit pas de déboulonner les statues ni de débaptiser les rues, mais de les contextualiser, de les éclairer et, quand l’histoire le commande, de les accompagner d’une œuvre qui propose un autre regard", a lancé l'édile à ceux rassemblés place de Padoue pour cet événement. "Nous refusons l’effacement brutal, nous refusons les censures simplistes, notre voie est celle de la mémoire plurielle, de l’histoire assise dans le débat, de la dignité partagée". 

L'historienne Julie Marquet affirme que le contre-monument n'est pas tant une "alternative" au déboulonnage des statues qu'une initiative complémentaire, soulignant que les deux approches peuvent être considérées comme "légitimes" dans leur contexte spécifique. Lundi, un tribunal martiniquais doit rendre son verdict dans le procès de onze militants anticolonialistes qui ont déboulonné des statues de figures de l'époque coloniale en 2020. Selon Julie Marquet, cette affaire doit être comprise dans le contexte particulier de la traite négrière et des griefs anciens propres aux Antilles françaises.

L'approche de la ville de Nancy permet en revanche de "sortir de cette perception de l'espace urbain comme sites de lutte ou de concurrence des mémoires", résume l'historienne. "C'est une approche constructive qui nous permet de travailler collectivement sur la mémoire de ce passé colonial et sur ce que nous voulons en faire".

Les autorités municipales de Lyon, ville natale du sergent Blandan et où se trouve une autre statue du "héros" algérien, ont déjà manifesté leur intérêt pour cette initiative. Quant à Dorothée-Myriam Kellou, elle confie avoir éprouvé des sentiments partagés quant au retrait ou à la conservation de la statue qui hantait son père. "Quand je lui ai demandé s'il voulait la faire enlever, il a suggéré de l'utiliser comme support de mémoire", se souvient-elle. "Cela a certainement rempli cet objectif pour moi", ajoute-t-elle. "S'il n'y avait pas eu cette statue, qui a réveillé le refoulé colonial chez mon père, je ne sais pas si j'aurais eu accès à son histoire".