À la sortie de la gare de Champagne-sur-Seine ce mercredi 19 juin, les voyageurs se pressent pour rentrer chez eux. Le TER direct depuis Paris a été supprimé, ils ont dû prendre deux Transiliens, avec un changement à Melun et une demi-heure de plus, pour rejoindre leur commune après le travail. Laurent*, fait le trajet tous les jours depuis Saint-Denis, où il est employé de la SNCF.
Dans cette ville du bord de Seine, il a pu acheter un petit pavillon il y a huit ans. Avant cela, il vivait dans une cité HLM à Villiers-sur-Marne, en banlieue parisienne. "Par rapport à ma vie d’avant, on ne peut que se sentir bien ici", sourit-il. Même s’il préfère rester anonyme, ce quinquagénaire dit assumer son vote pour le Rassemblement national (RN) et heureux de pouvoir en parler. "J’ai un petit macaron bleu blanc rouge brodé sur mon blouson de moto. Il résume tout. Parce que la France tu l’aimes ou tu la quittes. Et ça s'adresse aussi bien à vous qu'à moi. Qu’à un cachet d'aspirine [une personne à la peau blanche] ou une personne étrangère qui crache sur la France".
La question de la politique migratoire française préoccupe tout particulièrement cet électeur. "Le problème c’est qu’on n'est même pas foutu de donner un toit, de nourrir tous ceux qui habitent sur le sol français. Aidez d'abord ceux qui sont là avant d'aller chercher ailleurs. Les restos du cœur sont débordés et l’État il est où ?", assène ce fan de Coluche qui vote RN depuis une dizaine d’années.
Une commune "dans laquelle il ne se reconnait plus"
"Jean-Marie Le Pen, il était trop extrémiste pour moi. Mais avec Marine, c’est plus soft. Avec elle, les étrangers qui veulent s'intégrer sont les bienvenus. Par contre, ceux qui foutent la merde, il faut les dégager", poursuit-il tout en dénonçant une "diabolisation" du parti d’extrême droite.
Jeremy, 37 ans, votera lui aussi pour le RN aux législatives, mais il n’est pas du même avis. Lui qui a été encarté à l’UMP du temps de Nicolas Sarkozy dit que l’histoire du parti d'extrême droite lui "fait un peu peur". "J'ose espérer que le RN s’en est détaché. Je souhaite qu’ils aient davantage de députés, mais je ne veux pas forcément voir Jordan Bardella devenir Premier ministre", estime-t-il, disant s’être réjoui de l’alliance proposée par le chef déchu des Républicains Eric Ciotti. "J'ose espérer qu’ils ne nous font pas du marketing", répète-t-il. Il ne se dit pas totalement contre l’immigration non plus, "car c'est une très grande richesse pour la France. L’histoire de notre pays s’est bâtie avec l’immigration".
Ce technicien EDF a grandi à Champagne-sur-Seine, mais il a décidé de quitter la commune "dans laquelle il ne se reconnait plus". Avec ses économies, il a préféré acheter un appartement dans l’Essonne.
"À Champagne, mes amis d’enfance ont changé, explique-t-il. Avant on jouait tous ensemble, on était habillé pareil, puis ils se sont mis à laisser pousser la barbe, s’habiller en djellaba. À montrer leur religion. Avec des leçons de morale sur la consommation d’alcool ou de porc ou sur la fréquentation des filles. Pour moi, la religion doit rester dans l’intime. On ne doit pas la retrouver à l’extérieur".
Jeremy regrette la disparition de certains commerces du centre-ville comme le magasin de pêche, ou la pâtisserie connue pour ses spécialités locales. Il n’apprécie pas l’ouverture d’une boucherie hallal et de plusieurs kebabs, les seuls commerces qui dynamisent le quartier du vieux Champagne déserté, aux côtés de la fleuriste, de deux pizzérias, d’une boutique de décoration et d’un magasin de produits africains et exotiques.
Accueil de migrants
La mère de Jérémy réside encore à Champagne-sur-Seine. Il lui rend souvent visite. Sandrine, 57 ans, a élevé cinq enfants. Elle se souvient avoir glissé son premier bulletin Front national (ex-RN) dans l’urne peu après ses 18 ans.
"La seule fois où j’ai essayé autre chose, c’était Mitterrand en 1981 parce qu’il avait une bonne tête et que son programme m’intéressait. Mais il m’a déçue", raconte-t-elle. Aux législatives du 30 juin, elle choisira RN sans hésiter.
Employée dans une entreprise de nettoyage industriel, elle raconte la course du quotidien pour payer les dépenses de la vie courante. "Vous, vous avez du mal à finir les fins de mois, et quand vous voyez les lumières du foyer de migrants, elles sont allumées toute la nuit. Et en plus ils ont des bons alimentaires. On pourrait leur demander une participation symbolique, aux travaux d’intérêt général de la ville par exemple", se justifie-t-elle. "Je ne suis pas raciste, j’ai des petits enfants qui ont des origines étrangères. Je ne discrimine personne mais je veux qu’ils respectent le pays qui les a accueillis. Aujourd’hui, je trouve que trop de gens crachent dessus", poursuit Sandrine.
De chez elle, Sandrine aperçoit le centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), ouvert à Champagne-sur-Seine depuis 2015. Un foyer géré par la Croix-Rouge ou résident essentiellement des hommes seuls. Il n’est pas rare de croiser des migrants afghans à la gare. Eux aussi font des allers-retours quotidien avec la capitale.
L’ancienne cité ouvrière
Le "Champagne d'avant" revient souvent dans le discours des électeurs RN rencontrés sur la commune. Sur le marché, réduit à peau de chagrin au fil des ans, il ne reste que quelques stands pour acheter de la viande, des œufs et des légumes.
On y croise Jaquot, 70 ans, l'ancien facteur des quartiers de bord de Seine, un sac de courses à la main. Ici, tout le monde le connait. Entre deux bonjours aux personnes âgées venues acheter leur morceau de viande, il raconte avec nostalgie l'usine Schneider autour de laquelle la ville s'est construite au début du XXe siècle pour fabriquer le matériel électrique des premiers métros parisiens, puis des obus pendant la Grande guerre (1914-1918).
Autour de la place, les bâtiments en pierre témoignent de l’époque où Champagne-sur-Seine était encore cette cité ouvrière. Aujourd’hui, ces longues barres en meulière blanche abritent des logements sociaux. Autrefois, elles logeaient les ouvriers de l’usine.
Pierrette Walter, ancienne adjointe à la mairie décrit le paternalisme de l’époque. Des maisons avaient été construites par Schneider pour chaque corps de métier. "Il y avait le quartier des ingénieurs, celui de la maîtrise et des ouvriers", témoigne cette ancienne infirmière qui s’est installée à Champagne-sur-Seine il y a 40 ans. Le village de Champagne n’a fait que croitre depuis l’implantation de l’industriel. La population locale, essentiellement agricole, ne suffisait pas pour la main-d’œuvre alors Schneider a fait venir de nouveaux habitants, y compris une importante population immigrée.
Puis l'usine a fermé en 1989. Un groupe suédo-suisse, ABB (Asea-Brown-Boveri) a repris, ne conservant que 250 salariés. C’est à cette époque que Jacquot, qui se décrit comme "un ancien hippie", est passé du vote pour le parti communiste français au bulletin Front national.
Pierrette Walter, elle s’y refuse : "Le vote va être compliqué cette fois. Habituellement, je vote à gauche. Ce qui est certain c’est que je ne voterai jamais RN".
47 % de logements sociaux
"Ils ont fait venir des gens de partout. Les prix ont augmenté et ils sont devenus prioritaires sur tout", se plaint Jacquot. Deux visions s'opposent. Pour le retraité, le centre-ville est devenu infréquentable à certaines heures. Il y a deux ans, le retraité dit avoir reçu une claque après avoir fait la leçon à un jeune qui avait bousculé des passants en roulant à vélo sur un trottoir.
L’ancienne adjointe, elle, n’a jamais éprouvé de "sentiment d’insécurité". "La population a changé depuis 20 ans", reconnait-elle. Désormais la ville compte 47 % de logements sociaux. Et 800 sur 1 200 se situent dans le quartier du centre-ville, qui vient d’être intégré dans le dispositif Quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). "Il y a des gens en grande précarité, mais ça n’est pas pour autant qu’ils font du mal à quelqu’un".
Sara*, 40 ans, dit éviter elle aussi de venir retirer de l’argent au centre-ville, la nuit tombée. "D’autres copines font la même chose car il y a beaucoup d’hommes". "On discute souvent entre voisins et je sais que ça a grondé quand récemment un centre d'hébergement d’urgence a ouvert, alors qu'on a déjà un foyer de migrants à Champagne. Ce qui les dérange c'est que globalement ces nouveaux arrivants sont des hommes de couleurs ou des minorités visibles. Ils trouvent qu'il y a trop d'étrangers", raconte cette mère de famille qui vit dans un quartier pavillonnaire de la ville.
La Champenoise décrit une réunion du comité de quartier en 2023 qui "est parti en vrille". Il s’agissait de consulter les habitants pour l’aménagement d’une colline en aire de jeux, située aux Chaillots, à la frontière entre le quartier pavillonnaire et des logements sociaux. "L’échange a été très compliqué, des riverains ont dit qu’ils refusaient cet aménagement parce qu’ils ne voulaient pas que ‘les noirs et les arabes des Chaillots squattent la zone pavillonnaire’. La mairie a proposé des brises-vues en thuya [pour ne pas que les jardins des pavillons soient visibles depuis le futur espace de jeu situé sur une butte]. Mais rien n’a été décidé depuis cette réunion", regrette Sara, dont les parents sont originaires d’Afrique du Nord.
"Cela fait un moment qu’on est lynchés dans les médias, sur CNews et d’autres. C’est banalisé. On peut désormais attaquer une partie de la population sans être inquiété". La montée du vote pour l’extrême droite à Champagne-sur-Seine, comme dans le reste de la France n’a pas étonné cette enseignante qui travaille dans un quartier difficile. "Je vais voter à gauche pour faire barrage", explique-t-elle. "Mais je ne m’inquiète pas, les lois du RN devront être en accord avec la Constitution française. Et il n’y a pas que l’Assemblée nationale, il y a aussi le Sénat pour y veiller. Ils ne vont pas pouvoir mettre toutes leurs mesures en place".
Dans son entourage, Sara appellera à aller voter, comme lors de chaque élection. Mais elle sait, une nouvelle fois, que c'est le RN qui l'emportera dans sa commune. "J’excuse les plus vieux ou ceux qui courent pour boucler les fins de mois, poursuit-elle. Ils gobent les informations des chaines en continu et ne vont pas aller chercher plus loin. Par contre, je ne comprends pas cette nouvelle génération du RN. Quand ce sont tes potes d’enfance avec qui tu as tout partagé, ceux qui toquaient quand ils voulaient, et qui venaient manger à la maison… Ils voient bien qu'on ne représente pas l'image que véhicule le programme du RN. On parle de ‘vivre ensemble’. Et bien on peut dire, nous, qu’on a vécu ensemble", glisse-t-elle avant de souffler : "Ça, ça me fait mal".
*Le prénom a été changé