Avec ces cheveux grisonnants impeccablement peignés, son style austère, son ton posé et son approche toujours méthodique, Keir Starmer est un personnage atypique de la politique britannique des dernières années. Bien loin des frasques d'un Boris Johnson, d'une Lizz Truss, d'un Jeremy Corbyn ou encore d'un Nigel Farage aux parcours émaillés de polémiques et autres scandales, le chef du Parti travailliste détonne par sa capacité à ne pas faire de vagues.
Au point que s'il fait figure de grand favori pour succéder à Rishi Sunak au 10, Downing Street à l'issue des législatives du 4 juillet prochain, il reste un personnage mal connu du grand public, présenté par ses détracteurs comme un "indécis" un peu "ennuyeux". Depuis 2020, cet ancien avocat de 61 ans a pourtant fait preuve d'une détermination à toute épreuve pour redresser son parti et se hisser comme favori pour le poste de Premier ministre.
Un chevalier issu d'un milieu modeste
Comme pour encore affirmer sa différence avec ses homologues du monde politique, notamment avec Rishi Sunak - qui, s'il est fils d'immigrés d'origine indienne arrivés au Royaume-Uni, a suivi le parcours typique des élites du pays - Keir Starmer aime rappeler ses origines modestes.
Fils d'un père ouvrier distant et d'une mère infirmière atteinte de la maladie de Still qui l'empêche de se déplacer, il grandit dans une petite maison de Londres. Il ne passe pas par un collège privé et est le premier d'une fratrie de quatre enfants à aller à l'université. Une de ses sœurs devient infirmière, l’autre se spécialise dans l’horticulture. Son frère, avec qui il partage une chambre, souffre de difficultés d’apprentissage. Keir Starmer, lui, se lance dans des études de droit à l'université de Leeds puis intègre Oxford.
"Mon père était outilleur et ma mère infirmière", répète ainsi régulièrement dans ses prises de parole celui qui porte par ailleurs le prénom, rare, du fondateur du Labour, Keir Hardie - un hommage de ses parents tous les deux fervents militants travaillistes.
Une fois son diplôme d'avocat en poche, Keir Starmer se spécialise dans la défense des droits humains. Pendant plusieurs années, le juriste s'illustre dans la défense des syndicats et dans la lutte contre la peine de mort. Il défend ainsi des condamnés dans le couloir de la mort dans des îles des Caraïbes et bataille contre McDonald's dans une affaire qui oppose le géant du fastfood à des écologistes.
Il travaille également en Irlande du Nord pour mener des actions en justice contre des violations des droits humains dans le cadre du conflit nord-irlandais (1968-1998). À l'aube des années 2000, il aide aussi à la création d'une nouvelle force de police pour le maintien de la paix.
En 2008, il provoque cependant la surprise en enclenchant un premier tournant dans sa carrière : il devient directeur des poursuites publiques - une sorte de procureur général - pour l'Angleterre et le Pays de Galles. Il supervise alors des poursuites contre des députés soupçonnés de détournements de fonds ou encore des journalistes accusés de piratages téléphoniques.
Si ses combats et ses positionnements lui valent déjà d'être régulièrement la cible de la droite, qui lui reproche de défendre des meurtriers, il est aussi anobli en 2014 par la reine Elizabeth II pour saluer cette longue carrière juridique.
"Même si, au fond, il est sorti de la classe sociale populaire depuis déjà bien longtemps, le répéter constamment lui permet de rappeler qu'il n'est pas, à l'origine, un professionnel de la politique et qu'il a déjà une longue carrière derrière lui", analyse Thibaud Harrois, maître de conférences en civilisation britannique contemporaine à l’université Sorbonne-Nouvelle. "Par ce biais, il peut transmettre l'image de l'homme qui est avant tout là pour 'servir son pays', loin d'ambitions carriéristes."
"Et à l'inverse d'un Tony Blair, par exemple, Keir Starmer est tout à fait conscient qu'il n'est pas charismatique. En mettant en avant son parcours, il joue sur l'image d'un homme avant tout sérieux, droit et méthodique", poursuit-il. Un atout, estime le spécialiste, "après des années émaillées de scandales politiques".
Une carrière politique sur le tard
Ce n'est en effet que sur le tard, à 52 ans, que Keir Starmer se lance en politique. Il devient d'abord député en 2015, dans sa circonscription de Londres où il vit avec son épouse et leurs deux enfants.
Il gravit ensuite rapidement les échelons du Parti travailliste. Dès 2019, il rejoint la fronde contre l'ancien chef du Labour, le très à gauche Jeremy Corbyn, accusé d'avoir manqué de leadership pendant la campagne du Brexit. Il devient alors porte-parole du parti sur les questions liées au Brexit - contre lequel il a voté - et prend finalement la tête du parti en décembre 2019, juste après la défaite du Labour face aux conservateurs menés par Boris Johnson.
C'est à partir de ce moment-là qu'il parvient à imprimer sa marque comme homme politique, selon Thibaud Harrois : "Keir Starmer se donne pour mission de tourner la page Jeremy Corbyn", explique-t-il. "Et il commence en écartant toutes les personnes liées aux allégations d'antisémitisme visant le parti, dont Jeremy Corbyn lui-même."
Mais surtout, il fait un pari pour reconquérir Downing Street : recentrer le Labour. "Il a vraiment remodelé le Parti travailliste, alors très à gauche, pour tenter d'aller séduire un électorat plus centriste, voire de centre droit", poursuit le spécialiste.
Quatorze ans de conservatisme
"Politiquement, il se positionne en faveur d'un interventionnisme économique, de politiques sociales tout en restant ferme sur l'immigration et la sécurité", détaille Thibaud Harrois. "Mais il reste toujours mesuré, refuse de faire de grandes promesses et rappelle constamment que 'les caisses de l'État sont vides'".
Une posture "prudente" estime le spécialiste, "qui manque de courage" et qui "empêche de voir sa ligne directrice et son véritable positionnement", dénoncent ses détracteurs, aussi bien à la gauche du Labour que chez les Tories. S'il promet de supprimer les lois limitant le droit de grève, il rétropédale sur sa proposition de revaloriser les allocations sociales. Mesure phare, il revoit aussi à la baisse son souhait d'investir massivement - plus de 32 milliards d'euros par an - dans les énergies renouvelables.
Mais au-delà de sa politique, après 14 ans de pouvoir des conservateurs et alors que le pays est divisé par le Brexit et en plein marasme économique, la figure de favori de Keir Starmer pour Downing Street tient finalement, surtout, "au contexte" et "au désir de changement de la population", analyse Thibaud Harrois. "Dans le paysage politique actuel et dans ce contexte particulier, il a réussi à se hisser comme l'alternative sérieuse", résume-t-il. Une position parfaitement illustrée par son slogan de campagne scandé à chaque rencontre : "It's time for change" (c'est l'heure du changement, NDLR).