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Frappes ukrainiennes en Russie : quelle est la portée du "feu vert" américain ?
En acceptant que des armes américaines soient utilisées pour frapper des cibles en Russie, les États-Unis viennent d’abandonner en partie une doctrine à laquelle ils tenaient depuis le début de la guerre en Ukraine. Mais Washington a assorti cet accord de limites destinées à prévenir le risque d’escalade avec la Russie.

Le pas a été franchi. Un grand pas pour les États-Unis, mais un petit pour l’Ukraine ? Le président américain Joe Biden a autorisé pour la première fois, jeudi 30 mai, l’Ukraine à utiliser des armes américaines pour frapper des cibles en Russie. C’était l’une des lignes rouges que Washington, tout comme les autres pays occidentaux qui fournissent du matériel militaire à l’Ukraine, avaient longtemps fixées à Kiev en contrepartie de la livraison d’armes et de munitions pour se défendre contre l’invasion russe.

Les forces russes ont lancé le 10 mai une offensive dans la région de Kharkiv, capturant plusieurs localités avant que l'Ukraine, qui a dépêché sur place de précieux renforts, n'annonce avoir "arrêté" leur avancée. Kharkiv, deuxième ville d'Ukraine, est depuis bombardée quasi quotidiennement par les forces russes.

"Le président a donné pour mission à son équipe de faire en sorte que l'Ukraine puisse utiliser des armes américaines afin de contre-attaquer dans la région de Kharkiv, de manière à riposter lorsque les forces russes les attaquent ou se préparent à les attaquer", a précisé la Maison Blanche, dans un communiqué.

Des "contours vagues"

Autrement dit, il s’agit d’une autorisation (très) limitée. L’armée ukrainienne ne peut pas dorénavant frapper des cibles militaires dans la région de Moscou avec des missiles américains à longue distance. "Notre position d'interdiction de l'utilisation d'ATACMS [missiles guidées à plus longue portée, NDLR] ou de frappes en profondeur à l'intérieur de la Russie n'a pas changé", a précisé un responsable américain sous couvert d’anonymat, interrogé par l’AFP.

Cette nouvelle position américaine "a des contours très vagues", assure Frank Ledwidge, spécialiste des questions militaires dans la sphère soviétique à l'université de Portsmouth. "On verra comment cette doctrine sera appliquée, mais pour l’instant, il convient de l’interpréter stricto sensu comme autorisant l’Ukraine à frapper des cibles militaires russes jusqu’à peu près Belgorod [située à environ 40 km de la frontière, NDLR]", estime Gustav Gressel, spécialiste des questions militaires russes au Conseil européen pour les relations internationales, basé à Berlin.

Et encore, Washington a ajouté que ces frappes ne pouvaient intervenir que pour des raisons défensives. Hors de question, par exemple, d’avoir recours à des armes américaines en soutien à des missions de sabotage dans la région de Belgorod.

Il n’est pas étonnant que cette autorisation accordée à Kiev soit très limitée, estiment les experts interrogés par France 24. "Joe Biden appartient au camp des adeptes les plus fervents de la non-escalade du conflit avec la Russie", souligne Gustav Gressel. "Il espère que de cette façon, Moscou ne réagira pas", précise Huseyn Aliyev, expert de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow.

Pourquoi alors franchir le Rubicon ? En fait, la question de l’autorisation de frapper en terre russe avec des armes occidentales est dans l’air du temps. "Joe Biden a, en partie, fini par céder à la pression de Kiev et des autres pays de l’Otan qui lui demandaient d’aller dans ce sens", estime Huseyn Aliyev.

Volodymyr Zelensky n’a jamais caché son envie d’utiliser les armes livrées par l’Occident pour frapper le territoire russe. Il s’est d’ailleurs félicité de l’annonce américaine, saluant un "pas en avant".

Côté occidental, le Royaume-Uni a ouvert la voie le 3 mai à l’occasion d’un déplacement à Kiev de David Cameron. À cette occasion, le chef de la diplomatie britannique a fait savoir que Kiev avait toute latitude pour utiliser les armes britanniques comme bon lui semblait.

La France s’est dite favorable à une mesure similaire sans donner officiellement son "feu vert". Berlin, sur la même longueur d’onde que Paris, est allé encore plus loin vendredi en imitant Washington.

De quelles armes s'agit-il ?

Joe Biden garde aussi un œil sur son agenda politique personnel. Il n’a aucune envie que les Russes remportent une série de victoires éclatantes en Ukraine avant l’élection américaine de novembre 2024.

Le président américain espère donc que sa nouvelle doctrine permettra de couper l’herbe sous les bottes des soldats russes. "L’armée ukrainienne a difficilement réussi à stabiliser le front autour de Kharkiv en amenant un important contingent d’hommes et de matériel. Cet effort a fragilisé d’autres zones du front et Moscou pourrait en profiter. Mais avec cette autorisation, les États-Unis font savoir que l’Ukraine aura les moyens de riposter en frappant le territoire russe", estime Patrick René Haasler, analyste politique spécialisé dans l’espace post-soviétique à l'International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.

Mais ces "feux verts" plus ou moins formels donnés à Kiev ne vont pas "fondamentalement changer le rapport de force sur le terrain", résume Huseyn Aliyev.

En effet, tout dépend du type d’armes que l’armée ukrainienne pourra utiliser. Il ne sera pas possible d’avoir recours à des missiles de longue portée. Mais alors quoi ? L’autre fleuron de l’armement américain réside dans les systèmes de défense Patriot. "L’Ukraine pourrait s’en servir pour viser des avions russes en approche de l'autre côté de la frontière", explique Frank Ledwidge.

Mais pour l’instant, il n’y a pas encore de missiles Patriot dans la région de Kharkiv et les mettre en place est risqué. "Pour qu’ils soient vraiment efficaces, ils doivent être installés très près de la frontière, où ils seront des cibles prioritaires pour l’artillerie russe. Et vu leur prix, l’Ukraine peut difficilement se permettre d’en perdre", explique Huseyn Aliyev. Cependant, la simple perspective d’avoir à affronter des missiles Patriot "peut avoir un effet dissuasif pour l’aviation russe", estime Frank Ledwidge.

Reste l’artillerie traditionnelle, et ce n’est pas rien. L’Ukraine a en effet besoin d’autant de munitions que possible pour pouvoir viser les endroits de l’autre côté de la frontière où les forces russes peuvent, jusqu’à présent, se rassembler sans craindre un déluge de feu. "En fait, la décision américaine est avant tout une question de quantité plutôt que de qualité des armes que Kiev pourrait utiliser contre des cibles en Russie", estime Gustav Gressel.

Risque de riposte russe

"Ces nouvelles armes mises à disposition pour frapper en Russie sont un peu comme les 'armements miracles' occidentaux [certains chars ou systèmes de défense, NDLR] qui étaient présentés comme pouvant changer la face de la guerre, mais dont la conséquence principale est de prolonger la guerre et la capacité de l’Ukraine à se défendre", résume Patrick René Haasler.

Une plus grande résistance et la possibilité d’infliger davantage de dégâts en territoire russe sont des éléments qui "peuvent jouer un rôle en faveur de l’Ukraine si, un jour, des négociations s’ouvrent entre les deux camps", ajoute l’expert de l’ITSS Verona.

Si la situation sur le terrain continue de se détériorer pour Kiev, les États-Unis pourraient en outre laisser l’Ukraine frapper plus en profondeur. "C’est l’avantage d’être resté assez flou. Cela offre une certaine marge de manœuvre à l’Ukraine pour choisir ses cibles", affirme Huseyn Aliyev.

Encore faudra-t-il bien fixer les limites, car le risque est que "l’Ukraine, sinon, pousse le bouchon trop loin", craint Frank Ledwidge. Washington s’est ainsi ému, en début de semaine, de l’attaque par drones d’une station radar russe utilisée dans le dispositif de défense antinucléaire. "C’était une erreur car cela n’avait rien à voir avec la guerre en Ukraine et constituait une infrastructure critique aux yeux de Moscou", analyse Frank Ledwidge. De quoi faire grimper le thermomètre de l’escalade des tensions. D’autant plus si l’Ukraine avait utilisé des armes occidentales pour le faire.

Le danger reste que la Russie décide de riposter non pas seulement en Ukraine mais au-delà. Même si le pouvoir russe agite régulièrement le chiffon rouge des frappes nucléaires, les experts interrogés par France 24 estiment qu’on n’en est pas encore là. Avant cela, "il y a toute une gamme d’actions hybrides", précise Gustave Gressel, comme des opérations de sabotage ou des cyberattaques en Occident.