Purge ou remaniement (très) musclé ? La question n’est pas encore tranchée parmi les kremlinologues, même si la plupart des médias n’hésitent pas à recourir à une terminologie aux accents très staliniens. Si la nature des turbulences qui secouent le ministère russe de la Défense depuis un mois fait débat, tout le monde s’accorde à dire que le vent a tourné pour le clan de Sergueï Choïgou, l’ex-ministre de la Défense, limogé le 13 mai. Et il est plutôt favorable aux espions du FSB.
Depuis un mois, cinq hauts responsables du ministère de la Défense ont, en effet, été arrêtés et accusés de corruption ou de “fraude massive”. Quatre d’entre eux étaient réputés proches de Sergueï Choïgou.
"Sans précédent"
“C’est sans précédent depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine au début des années 2000”, affirme Alexander Libman, spécialiste de la Russie à l’université libre de Berlin. Ce n’est pas tant le nombre d’arrestations qui frappe cet expert que leur importance au sein du ministère de la Défense.
Tout a commencé avant même que Sergueï Choïgou ne quitte un poste qu’il occupait depuis 12 ans. Timour Ivanov, ancien vice-ministre de la Défense, a été le premier à tomber le 23 avril. “Il était connu pour mener un train de vie luxueux”, souligne Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l’université de Bath.
Quelques semaines plus tard, Iouri Kouznetsov, chargé des ressources humaines au ministère de la Défense, a également été accusé de corruption et placé en détention. Cet autre fidèle de Sergueï Choïgou a été arrêté au lendemain de l’arrivée de l’économiste Andreï Belooussov à la tête du ministère de la Défense.
Jamais deux sans quatre : la semaine suivante, deux nouveaux responsables du ministère ont perdu leur poste. Le major-général Ivan Popov dirigeait jusqu’alors la 58e armée et Vadim Chamarin s’occupait, entre autres, de la communication pour le ministère.
Un cinquième nom est venu s'ajouter à cette liste le 23 mai, celui de Vladimir Verteletski, l’ex-chef du département de l'approvisionnement du ministère. Il a également été arrêté pour des faits supposés de corruption.
Cette campagne “anti-corruption” a été intégralement menée par le FSB, le puissant service russe de renseignement, souvent présenté comme le principal “descendant” du KGB de l’ère soviétique. Cette mainmise des espions sur l’opération n’a pas manqué d’être perçue comme une étape décisive dans la guerre d’influence qui fait rage à Moscou entre le clan de Sergueï Choïgou et les hommes de la Loubianka (siège du FSB à Moscou). “Le FSB a enfin pu enfoncer ses crocs dans le ministère de la Défense [...] et une fois que ses agents ont commencé [le ménage] personne ne sait où cela va s’arrêter”, estime John Foreman, ancien attaché militaire britannique à Moscou, interrogé par le Guardian.
“Il est évident que cette séquence politique en Russie profite au FSB car cette agence n’a pas pu mener ces arrestations de premier plan sans le feu vert et le soutien de Vladimir Poutine”, assure Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité en Russie à la London School of Economics.
Il faut cependant se garder de faire du FSB le tout puissant marionnettiste d’une révolution de palais qui aurait balayé l’influence des hommes de la Défense. “Le FSB est généralement l’outil de prédilection de Vladimir Poutine pour effectuer ce genre de tâche”, souligne Jenny Mathers, spécialiste des services de renseignement russe à l’université d’Aberystwyth.
Moins de corruption, plus d'argent pour la guerre
Cette agence aurait donc plutôt “cherché à profiter d’une opération décidée à un échelon plus élevé du pouvoir”, estime Alexander Libman. Une aubaine pour le FSB qui pouvait, d’une part, marquer des points face au clan Choïgou, et de l’autre “être le fidèle exécuteur d’une campagne qui tend à faire du ministère de la Défense le principal responsable des déconvenues de la guerre en Ukraine, alors même que les services de renseignement ont aussi fait des erreurs”, précise Stephen Hall.
Le FSB “avait en effet dépeint à Vladimir Poutine une guerre d’invasion rapide en Ukraine avec une population locale prête à accueillir l’armée russe en libératrice”, ajoute cet expert de l’université de Bath. Il n’en a rien été, mais en sanctionnant des proches de Choïgou, le Kremlin semble suggérer que seul le ministère de la Défense est fautif et que “Vladimir Poutine s’est senti trahi par eux”, estime Jeff Hawn.
Les responsables arrêtés occupaient tous, à l’exception d’Ivan Popov, des postes “qui ont trait à l’organisation de l’effort de guerre et à l’approvisionnement du front. Ce sont eux qui sont responsables du financement et de faire tourner la machine de guerre”, résume Alexander Libman. Autrement dit, ces arrestations visent avant tout “à reprendre le contrôle des postes qui ont à gérer des budgets parmi les plus importants du ministère de la Défense”, précise Jenny Mathers.
Pour les experts interrogés par France 24, il y a donc une part de vérité dans le discours de Moscou qui dément mener toute purge en affirmant réaliser une campagne anti-corruption. La nomination de Andreï Belooussov, un économiste qui connaît bien le complexe militaro-industriel russe, au poste de ministre de la Défense “a été le prétexte idéal pour lancer cette campagne”, estime Jeff Hawn. Le successeur de Sergueï Choïgou “a aussi la réputation d’être relativement peu corrompu”, ajoute Stephen Hall.
Vladimir Poutine n’est pas devenu monsieur Main propre du jour au lendemain. L’objectif de réduire la corruption au sein du ministère “indique surtout que le président russe s’attend à une guerre longue”, affirme Jenny Mathers. “Tout l’argent qui ne sera pas détourné à cause de la corruption sera de l’argent en plus pour financer la guerre”, ajoute cette spécialiste.
Le FSB tout-puissant ?
Rien ne dit que le Kremlin peut gagner ce pari sur la corruption. Elle est “profondément enracinée au sein du ministère de la Défense et avec la hausse des dépenses liées à la guerre, la tentation sera toujours grande de détourner des fonds”, note Alexander Libman.
Un autre pari risqué est celui d’avoir lâché le FSB sur le ministère de la Défense. Le puissant service secret, soutenu par le Kremlin, peut “vouloir profiter de l’occasion pour faire du zèle en s’attaquant à d’autres de ses ennemis”, prévient Jenny Mathers. Pour elle, il va être intéressant de voir l’étendue de cette vague d’arrestations. “C’est une période de vulnérabilité pour tous ceux qui sont sur la liste noire du FSB”, conclut-elle.
Mais pour Jeff Hawn, si ces espions poussent la “purge” trop loin, “ils seront les prochains à être visés par des arrestations car Vladimir Poutine ne supporte pas que l’un des clans prenne trop d’importance”.