Alors qu'il achevait, jeudi 4 avril, sa tournée au Moyen-Orient, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez a envoyé un message à son homologue israélien, sur Al-Jazira, la chaîne qatarie que Benjamin Netanyahu s'est engagé à interdire dans son pays.
Le dirigeant socialiste a déclaré que l'Union européenne (UE) devra revoir sa relation stratégique avec Israël s'il s'avère que l’État hébreu a enfreint le droit humanitaire à Gaza. Il a également exprimé ses "doutes" quant au respect par le gouvernement israélien de ses obligations internationales.
Ajoutant que l’Espagne avait cessé de vendre des armes aux Israéliens, Pedro Sanchez a exhorté les autres pays à lui emboiter le pas. Il a également pointé du doigt "l'isolement croissant" de Benjamin Netanyahu, due à la critique croissante, en Occident, de l'offensive israélienne à Gaza. Une offensive déclenchée par les massacres perpétrés le 7 octobre par le Hamas dans le sud d'Israël.
Le chef du gouvernement espagnol a surtout réitéré son appel à un cessez-le-feu permanent à Gaza et à la reconnaissance internationale de la Palestine en tant qu'État souverain et membre à part entière des Nations unies, confirmant l’intention de Madrid de répondre favorablement aux aspirations palestiniennes.
"Nous devons penser sérieusement à le faire [à reconnaître un Etat palestinien, NDLR] ce semestre", a même déclaré Pedro Sanchez, cité notamment par le quotidien catalan La Vanguardia, au groupe de journalistes espagnols l'accompagnant lors de sa tournée au Moyen-Orient.
Prises de bec avec Israël
Depuis le début de la guerre à Gaza, l'Espagne s'est imposée comme la voix européenne la plus critique vis-à-vis de la riposte de l’armée israélienne, qui a ravagé la majeure partie de l'enclave palestinienne et tué ou mutilé des dizaines de milliers de ses habitants.
Dans les semaines qui ont suivi l'attaque du 7 octobre, alors que la plupart des pays occidentaux, dont la France, affichait un soutien inconditionnel à Israël et à son droit de se défendre, l'Espagne s'est distinguée en insistant sur la nécessité de parvenir à une solution globale au conflit du Proche-Orient, vieux de plusieurs décennies.
Lors d'une visite en Israël le 23 novembre, Pedro Sanchez avait déclaré que "condamner les viles attaques d’un groupe terroriste comme le Hamas et dans le même temps condamner le meurtre aveugle de Palestiniens à Gaza n’est pas une question politique ni d’idéologie, c’est une question d’humanité".
"Toute solution doit être globale. Il est dans l'intérêt d'Israël d'œuvrer pour la paix. Et aujourd'hui, la paix signifie la création d'un État palestinien viable comprenant la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est", a-t-il dit au Premier ministre israélien, notoirement opposé à cette solution.
Après avoir visité le kibboutz de Be'eri, dans le sud d'Israël, où une centaine de personnes ont été massacrées lors de l’attaque du Hamas le 7 octobre, Pedro Sanchez s’est rendu, avec son homologue belge Alexander De Croo, au terminal de Rafah reliant l'Égypte à Gaza, d’où il a dénoncé "le meurtre aveugle de civils innocents" dans les territoires palestiniens. Une déclaration qui a suscité la colère d'Israël, qui a accusé Madrid de "soutenir le terrorisme".
Quelques jours plus tard, alors que des images de jeunes gazaouis victimes de bombardements et de bâtiments en ruines inondaient les réseaux sociaux, le dirigeant espagnol a estimé qu'Israël devait "fonder ses actions sur le droit international humanitaire".
"Avec les images que nous voyons [en provenance de Gaza], et le nombre croissant de personnes qui meurent, surtout de jeunes garçons et filles, j'ai de sérieux doutes", a-t-il lancé dans un entretien à la télévision publique espagnole RTVE. Jugeant ces remarques "scandaleuses", l’État hébreu réplique en rappelant son ambassadeur à Madrid.
En janvier, alors que la plupart des pays occidentaux s’étaient empressés de suspendre leur financement à destination de l'UNRWA suite à des accusations israéliennes selon lesquelles certains de ses employés auraient été impliqués dans l'attaque du 7 octobre, l'Espagne décide de tripler ses donations, arguant du rôle essentiel de l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens auprès de la population de Gaza.
Le mois suivant, alors que les membres de l'UE tardaient à s'accorder sur des sanctions contre des colons israéliens accusés de violences contre des Palestiniens en Cisjordanie occupée, le gouvernement espagnol s’est dit prêt à procéder unilatéralement à l'imposition de telles sanctions.
Dans une lettre cosignée par l’Irlande, l’Espagne a également demandé à la Commission européenne de procéder à un "réexamen urgent" de l’accord commercial entre Israël et l’UE afin de vérifier si l’État hébreu respecte ses obligations en matière de droits humains dans le conflit avec le Hamas dans la bande de Gaza.
Une "timide" diplomatie espagnole
Les virulentes critiques du gouvernement de Pedro Sanchez à l'égard d'Israël ont offert un écho inhabituel à la diplomatie d’un pays souvent discret lorsqu'il s'agit de définir la politique étrangère de l'UE.
"L'Espagne a souvent été un peu timide lorsqu'il s'agissait de s'affirmer comme un acteur européen clé", indique Barah Mikaïl, professeur de sécurité internationale et spécialiste du Moyen-Orient au sein de l'université Saint Louis de Madrid. "D'un autre côté, ses intérêts stratégiques et sa proximité géographique et historique avec le monde arabe tendent à lui offrir beaucoup d’atouts pour jouer un rôle dans l'élaboration d'une politique européenne orientée vers la Méditerranée", tempère-t-il.
Barah Mikaïl rappelle que, par le passé, la diplomatie espagnole a été proactive face au conflit au Proche-Orient. Il cite notamment la conférence de Madrid de 1991, la première conférence internationale sur le Proche-Orient, qui a ouvert la voie aux accords d'Oslo en 1993 et à un rapprochement relatif entre Israël et quelques États arabes.
De son côté, Kelly Petillo, responsable du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), perçoit une forme de "continuité" entre la position actuelle de Pedro Sanchez et la diplomatie espagnole vis-à-vis du conflit israélo-palestinien.
"Je pense qu'historiquement, la question de la création d'un État palestinien bénéficie d'un soutien bipartisan en Espagne, explique-t-elle. Lorsque la Palestine a été reconnue par l'Assemblée générale des Nations unies en tant qu’État non membre observateur [en novembre 2012], l'Espagne, alors gouvernée par une coalition de droite, avait voté en faveur du projet de résolution."
Kelly Petillo décrit la position adoptée par le plus haut diplomate de l'UE, Josep Borrell – un ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, lui aussi très critique de l’offensive de l’armée israélienne à Gaza – comme "un produit de cette tradition espagnole de soutien politique à la Palestine qui existe depuis des années".
Une certaine sympathie pour la cause palestinienne
Deux ans après le vote de l'Assemblée générale de l'ONU, les députés espagnols ont adopté une motion appelant le gouvernement à reconnaître officiellement la Palestine en tant qu’État. À l’époque, Pedro Sanchez, alors leader de l'opposition, avait maintenu qu’une telle reconnaissance ne devait se faire que de concert avec les autres pays de l’UE.
Sa décision de faire pression aujourd’hui pour une reconnaissance unilatérale reflète à la fois l'urgence de la crise à Gaza et l'évolution de la dynamique du pouvoir au sein de la coalition gouvernementale espagnole de gauche, qui comprend des partis autonomistes ainsi que des partis situés à la gauche des socialistes.
"La coalition a poussé le parti socialiste à adopter des positions moins ambiguës et plus progressistes", estime Federico Lopez-Terra, professeur associé d'études hispaniques à l'université de Swansea, au Pays de Galle. Ce dernier souligne que, dans le contexte de polarisation croissante de l’échiquier politique espagnol, "l'adoption de positions intermédiaires peut ne pas être considérée comme stratégiquement viable".
Traditionnellement, les électeurs de gauche sont largement favorables aux Palestiniens, relève Federico Lopez-Terra. Il en va de même pour de nombreux électeurs des régions autonomes, dont les suffrages comptent beaucoup aux yeux de Pedro Sanchez.
"Compte tenu de l'histoire politique de l'Espagne, marquée par la pluralité des nationalismes au sein de l'État, on peut s'attendre à ce que les régions ayant un passé de luttes actives pour l'indépendance et l'autodétermination manifestent une plus grande sympathie pour la cause palestinienne", analyse-t-il.
Le 8 décembre, plus de 3 000 personnes ont formé une mosaïque humaine reproduisant le drapeau palestinien dans la ville basque de Guernica, site du premier bombardement massif d'une population civile, en 1937, pendant la guerre civile espagnole, immortalisé par le tableau emblématique de Pablo Picasso.
Les manifestations de ce genre sont fréquentes en Espagne, sans qu’elles ne suscitent de controverses comme celles qui ont éclaté d'autres pays européens, où le conflit israélo-palestinien est perçu comme un sujet sensible en raison de facteurs historiques et sociologiques.
Selon Barah Mikaïl, les critiques virulentes de Pedro Sanchez à l'égard d'Israël lui ont permis d'être en phase avec l'indignation du public espagnol face à l'effusion de sang à Gaza et de "détourner l'attention" des questions intérieures – bien plus conflictuelles –, telles que l'amnistie promise aux dirigeants séparatistes catalans en échange de leur soutien à la formation d'un gouvernement.
"Cette initiative s'inscrit dans le cadre de sa stratégie visant à développer une solide réputation internationale, plutôt que de se concentrer uniquement sur les affaires intérieures, ce qui s'est avéré très efficace", juge Federico Lopez-Terra.
Rôle de leader
L'activisme de Pedro Sanchez sur la scène internationale a de facto propulsé l’Espagne au rang de leader d'un groupe de pays membres de l'UE partageant les mêmes idées, comprenant la Belgique, l'Irlande, Malte et la Slovénie. Le 22 mars, ces trois derniers pays ont annoncé qu'ils œuvreraient avec Madrid à la reconnaissance d’un État palestinien, ce qui selon Israël représenterait une "récompense pour le terrorisme".
"Le problème pour Pedro Sanchez est qu'il pousse en faveur de la création d'un État palestinien à un moment où il n'a pas de voix au sein du Conseil de sécurité de l'ONU", estime Barah Mikaïl. Ce dernier ajoute que le Premier ministre espagnol n'a pas réussi à capitaliser sur la récente présidence semestrielle de l'UE par Madrid pour faire avancer son agenda moyen-oriental, alors qu'il tentait de former un gouvernement après le blocage politique qui a suivi les élections législatives du 23 juillet.
"Par conséquent, il compte sur Malte, qui assure la présidence, depuis le 1er avril et pour un mois, du Conseil de sécurité."
Lundi, l'ambassadrice de Malte auprès des Nations unies, Vanessa Frazier, a déclaré que le Conseil de sécurité de l'ONU a décidé qu'il répondrait d'ici fin avril à la nouvelle demande d'adhésion palestinienne aux Nations unies, soumise par 140 pays.
Cette demande semble toutefois vouée à l'échec, les États-Unis ayant promis d'y opposer leur veto.
Au niveau de l'Union européenne, Pedro Sanchez dispose d'un allié de poids en la personne de Josep Borrell, lui-même fervent défenseur de la solution à deux États. "La prise de position claire et nette de Josep Borrell sur la question a renforcé la perception du leadership de l'Espagne dans le contexte européen", confirme Federico Lopez-Terra.
"Pedro Sanchez sait qu'il trouve une continuité au niveau institutionnel grâce à Josep Borrell, opine Barah Mikail. Cela lui permet d'affirmer qu'il n’est pas en contradiction avec la position générale de l'UE concernant le conflit israélo-palestinien."
En réalité, l'UE est cependant loin d'être unanime lorsqu'il s'agit de la reconnaissance d’un État palestinien, prévient Kelly Petillo. "Certains membres de l'UE sont loin de la reconnaissance d’un État palestinien, comme l'Allemagne, tandis que d'autres ont exprimé leur volonté d’aller dans ce sens, mais seulement après, au minimum, un accord de cessez-le-feu et la libération des otages, note-t-elle. Je dirais donc que la principale différence entre l'Espagne et les pays de l'UE qui le souhaitent réside dans le séquençage et la mise en œuvre de cette mesure."
Si l'Espagne et l'Irlande devaient aller de l'avant sans attendre, "il s'agirait d'un développement politique très significatif, qui ne changerait toutefois pas grand-chose sur le terrain", ajoute Kelly Petillo, soulignant qu'il faudrait davantage d'efforts concertés de la part de la communauté internationale pour obtenir des résultats concrets.
La décision d'Israël d'augmenter le flux d'aide humanitaire dans la bande de Gaza et de retirer ses troupes du sud de Gaza, après l'indignation internationale suscitée par le bombardement qui a tué sept travailleurs humanitaires la semaine dernière, est un premier résultat, a ajouté Kelly Petillo.
"Si les États membres de l'UE et les États-Unis ne font pas subir de vraies conséquences à Israël pour ses actions, peu de choses changeront", conclut-elle.
Article adapté de l'anglais – Retrouvez ici la version originale