Ghassan Salamé, 72 ans, est un observateur lucide et reconnu du Moyen-Orient et de l'état du monde. Intellectuel réputé, universitaire, ex-ministre de la Culture et de l'Éducation au Liban, ancien conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies, puis envoyé spécial de l'ONU en Irak et en Libye … Ses multiples casquettes et sa longue expérience de diplomate donnent du poids et du crédit à sa parole.
Au fil des conflits et des crises, il a été amené à côtoyer les plus grands dirigeants, et a même failli être tué dans un attentat perpétré le 19 août 2003, devant les bureaux des Nations unies à Bagdad.
Vivant entre la France et le Liban, ce professeur émérite de relations internationales à Sciences-Po Paris et auteur d'une dizaine d'ouvrages sur le sujet vient de publier "La tentation de Mars. Guerre et paix au XXIe siècle" (éd. Fayard), dans lequel il livre sa vision de l'échiquier géopolitique mondial.
Dans le deuxième volet du long entretien qu'il a accordé à France 24, Ghassan Salamé revient sur la paralysie du Conseil de sécurité de l'ONU, la question de l'usage de la force et la banalisation de la menace nucléaire.
Retrouvez la 1re partie de l'entretien : Guerre à Gaza : "Nous atteignons un degré de monstruosité avec lequel il faudra vivre"
France 24 : Vous avez occupé plusieurs postes de premier plan aux Nations unies. Alors que la guerre fait rage en Ukraine et à Gaza, l'organisation est souvent pointée du doigt pour son impuissance, avec un Conseil de sécurité souvent paralysé. Pensez-vous que l'ONU est encore utile pour faire face aux guerres et crises qui secouent le monde ?
Ghassan Salamé : On a tout à fait le droit de se poser la question. Je crois cependant qu'il faut rappeler que l'ONU n'est pas une organisation, mais un archipel d'organisations. Parmi celles-ci, certaines fonctionnent relativement bien. Je crois que des dizaines de millions de personnes mourraient de faim si le Programme alimentaire mondial venait à s'arrêter demain. Je crois que la survie de 130 millions de réfugiés dans le monde serait en jeu si le HCR venait à disparaître lui aussi. En outre, le droit international souffrirait d'un déficit énorme si la Cour internationale de justice venait à ne plus fonctionner. Et je peux multiplier ces exemples en parlant de l'Unicef ou de l'Organisation mondiale de la santé. Il y a donc des parties de cet archipel qui continuent à être très actives et extrêmement utiles à travers le monde.
Toutefois, et c'est le cœur du sujet, le Conseil de sécurité, l'institution qui est chargée de la paix et de la sécurité dans le monde, est effectivement souvent paralysé. Il l'a été très longtemps pendant la guerre froide, du fait de l'opposition entre Washington et Moscou. Puis on a espéré en 1990, après la chute du mur de Berlin, que le Conseil de sécurité puisse rattraper sa fonction première de réceptacle de la sécurité collective au niveau mondial. Il l'a fait dans une grande mesure, notamment en organisant la libération du Koweït en 1990, avec 12 résolutions qui ont à la fois permis de mobiliser 65 pays, mais également posé des limites et des objectifs clairs à cette opération. Il l'a fait aussi dans certains autres cas, avec des difficultés, et avec des échecs aussi, notamment au Rwanda ou en Bosnie. Mais il est vrai que la confiance minimale nécessaire pour que cette institution fonctionne bien n'est plus là. Aujourd'hui, les Occidentaux n'ont plus aucune confiance en Vladimir Poutine. Les Américains ont beaucoup de méfiance à l'endroit de la Chine, tandis que Moscou et Pékin regardent avec suspicion les projets de Washington dans le monde. C'est pourquoi, quand il y a un affaissement de la confiance mutuelle entre les grandes puissances qui disposent d'un siège permanent et du droit de veto, le Conseil de sécurité est de nouveau paralysé. Et tel est le cas aujourd'hui sur l'Ukraine, il peut difficilement avancer avec une Russie qui bloque tout ce qui peut être décidé. C'est également le cas sur la guerre à Gaza, où, on l'a vu, le Conseil de sécurité peut difficilement être très utile avec le droit de veto dont disposent les États-Unis, qui sont entièrement alignés sur Israël. C'est une institution qui est extrêmement sensible à l'état des relations entre les grandes puissances, ce qui n'est pas le cas des autres parties de cet énorme archipel qu'on appelle communément les Nations unies.
Est-il possible, selon vous, de réformer le Conseil de sécurité ? Que faut-il changer ?
On peut le réformer, mais la question n'est pas d'ajouter cinq ou dix nouveaux membres. Ce qu'il faut faire, c'est limiter l'usage du veto, car nous autres qui sommes originaires de petits pays pensons que le droit de veto est d'abord inégalitaire et ensuite qu'il constitue un obstacle au fonctionnement du Conseil de sécurité. Sauf qu'en limitant ou en interdisant carrément son usage, on risque de remettre en cause l'intérêt que portent les grandes puissances pour cette institution – si, par exemple, la Russie était considérée avec les mêmes yeux qu'on considère le Liban, ou si jamais les États-Unis étaient placés au même niveau que le Timor oriental. C'est-à-dire si on appliquait au Conseil de sécurité la même règle d'égalité absolue entre les États qui existe au sein de l'Assemblée générale de l'ONU. Par contre, on peut obliger les grandes puissances à justifier leur veto. Le Liechtenstein a proposé cette réforme qui a été adoptée l'année dernière. Et on peut espérer qu'à l'avenir, cet amendement s'élargisse pour que non seulement ils expliquent pourquoi ils ont utilisé leur droit de veto, mais aussi pour qu'il y ait un débat. Peut-être même un vote dans l'Assemblée générale, à laquelle on pourrait donner plus de droits, comme celui d'adopter des résolutions qui soient efficaces et exécutives. Celle-ci est bien plus représentative de la diversité mondiale que ne l'est le Conseil de sécurité. Toujours est-il que jusqu'ici, toutes les tentatives de réforme n'ont pas véritablement abouti, sauf une qui a consisté à étendre à quinze le nombre des membres du Conseil de sécurité, sans toucher au droit de veto.
Le 25 mars, le Conseil de sécurité a adopté sa première résolution exigeant un "cessez-le-feu immédiat" à Gaza, mais cette initiative n'a eu aucun effet sur le gouvernement israélien. Comment faire, dans un contexte de dérégulation quasi globale de la force que vous décrivez dans votre livre, pour que la légalité internationale soit respectée ?
La réponse est dans votre question. Un des gros problèmes auxquels nous devons faire face découle du fait qu'un pays ayant largement contribué à l'établissement de la Société des Nations en 1919 et à la création de l'ONU en 1945, lors de la conférence de San Francisco, chez lui – puisque je parle des États-Unis –, et qui dispose de la plus grande force militaire au monde et d'un siège permanent au Conseil de sécurité, est celui-là même qui dérégule la force et viole les normes qu'il a lui-même établies. Il devient dès lors très difficile de convaincre les autres nations de ne pas en faire autant. C'est pourquoi je dis que le péché originel de cette dérégulation de la force a été l'invasion de l'Irak en 2003. Et j'ajouterais qu'il y a eu deux guerres contre l'Irak de Saddam Hussein qui se ressemblent en apparence, celle de 1990 et celle de 2003. En réalité, elles ont été fondamentalement différentes dans le sens où la première avait un objectif clair, restaurer la souveraineté du Koweït. Elle était une illustration quasiment parfaite du système de sécurité collective des Nations unies. Celle de 2003, lancée par les États-Unis, n'avait pas d'objectif clair, mais des justifications mensongères. Elle s'est faite sans aucune autorisation du Conseil de sécurité et malgré l'opposition de pays qui comptent dans le monde tels que la France, l'Allemagne ou encore la Russie.
La notion de communauté internationale, qui suppose que ses membres partagent des valeurs communes, ne semble plus d'actualité à la lecture de votre livre qui dresse une sorte d'état du monde.
Lors d'une mission pour les Nations unies, j'ai été interpellé en tant que représentant de la communauté internationale. Alors j'ai ressorti à mes interlocuteurs une phrase d'un collègue à Sciences-Po qui m'avait beaucoup plu : "La première caractéristique de la communauté internationale, c'est qu'elle n'existe pas". Je ne crois pas que la communauté internationale existe. Parce que non seulement, comme vous le dites, il faudrait un plus grand partage de valeurs, mais il faudrait aussi un niveau plus élevé de solidarité pour créer une communauté humaine quelconque et une communauté internationale comme une communauté nationale ou une communauté tout court. Or, ni les valeurs ne sont assez partagées, ni la solidarité n'est assez exercée. Donc on peut difficilement parler de communauté internationale car elle est une aspiration, un idéal. C'est le système international qui, lui, existe, qui peut aller dans le sens de sa transformation, éventuellement, en une communauté internationale ou bien peut aller tout au contraire – ce qui est son cas maintenant – vers plus de fragmentation, ce qui établirait un système international basé fondamentalement sur le rapport de force. Hélas, en étudiant les budgets militaires qui recommencent à augmenter, en regardant les guerres qui éclatent aux quatre coins de la planète, on a bien l'impression que nous allons plus vers la fragmentation que vers l'intégration.
Vous vous inquiétez dans votre livre du fait que la démocratie montre des signes de fatigue. Faut-il craindre que ce phénomène, que vous appelez "reflux démocratique", ne touche les pays occidentaux ?
Je ne doute pas qu'il touche déjà l'Occident. La démocratie ne disparaît pas du jour au lendemain, même s'il est vrai qu'il existe des cas trop évidents pour être contestés. Lorsque vous avez un coup d'État en Birmanie ou au Niger, le pouvoir civil, voire démocratique, disparaît du jour au lendemain. Mais dans beaucoup d'autres pays, on assiste à une espèce de délitement progressif de la démocratie, soit parce que celle-ci a été réduite à un simple scrutin électoral, soit parce que le populisme a été extrêmement dominant. L'Inde, soit la plus grande démocratie au monde, passe par une phase populiste et par une phase islamophobe aussi, qui exclut plus de 200 millions de musulmans de toute fonction publique. En Turquie ou en Russie, ça ne va pas beaucoup mieux. Mais on voit aussi le populisme qui commence à s'installer également dans plusieurs pays occidentaux. Et l'installation du populisme est généralement un symptôme d'une maladie de la démocratie. Cette dernière peut difficilement prospérer dans l'entrechoc de partis qui seraient populistes.
Vous faites allusion aux États-Unis où un président sortant, Donald Trump, a vigoureusement contesté sa défaite dans les urnes ?
Exactement. Que le populisme arrive dans le pays qui est la mère des démocraties est révélateur. Voir un président remettre en cause le résultat de la présidentielle depuis la Maison Blanche et appeler ses partisans à aller occuper le Parlement de son pays n'est pas un signe extrêmement rassurant sur la santé de la démocratie, même en Occident. D'autant plus qu'une partie des électeurs risque bien de le porter de nouveau au pouvoir, faisant fi de ces multiples problèmes, notamment de nature judiciaire.
Un chapitre de votre livre s'intitule "Le nucléaire en embuscade". À quel niveau situez-vous la menace d'un conflit nucléaire, que l'on croyait derrière nous depuis la fin de la guerre froide?
Je pense que cette menace est de retour. Quand j'étais plus jeune, je donnais des cours à Sciences-Po sur le tabou nucléaire qui s'était installé. Sur le fait qu'il ne fallait pas l'utiliser, ce qui n'a pas été fait depuis Hiroshima et Nagasaki. Sur le fait qu'il ne fallait même pas en parler ni en faire la menace. Or aujourd'hui, l'ancien président russe Dmitri Medvedev affirme que Moscou aurait recours à l'arme nucléaire si l'Ukraine prenait le contrôle de "territoires russes". Un ministre israélien a lui aussi menacé de bombarder la bande de Gaza. En 1995, au moment du renouvellement infini du traité de non-prolifération nucléaire, le club nucléaire ne comptait que cinq membres officiels – les États-Unis, la Russie, la Chine, la Grande-Bretagne et la France. Depuis il a admis, contraint et forcé, quatre pays qui n'ont pas signé cet accord et qui sont devenus des puissances nucléaires, à savoir le Pakistan, l'Inde, Israël et la Corée du Nord. Aujourd'hui, même l'Iran est en train d'enrichir l'uranium à des niveaux indiquant des intentions ne tendant pas nécessairement vers l'usage civil. Il y a donc une multiplications de signes qui démontre que le tabou, s'il n'est pas entièrement tombé, est largement banalisé depuis quelques années et que certains pays peuvent désormais être tentés de se doter d'arsenaux nucléaires.