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Guerre à Gaza : pour Ghassan Salamé "nous atteignons un degré de monstruosité avec lequel il faudra vivre"
Ancien ministre au Liban, professeur en relations internationales, ex-émissaire de l’ONU et essayiste, Ghassan Salamé est un observateur avisé du Moyen-Orient qui côtoie les acteurs du conflit israélo-palestinien depuis des décennies. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, il a accordé un long entretien à France 24. Ce premier volet est consacré au conflit à Gaza et à ses conséquences à long terme pour la région.

Ghassan Salamé, 72 ans, est un observateur lucide et reconnu du Moyen-Orient et de l’état du monde. Intellectuel réputé, ancien ministre de la Culture et de l’Éducation au Liban, ex-conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies, puis envoyé spécial de l’ONU en Irak et en Libye … ses multiples casquettes et sa longue expérience de diplomate donnent du poids et du crédit à sa parole.

Au fil des conflits et des crises, il a été amené à côtoyer les grands dirigeants de ce monde, et a même failli être tué dans un attentat perpétré, le 19 août 2003, devant les bureaux des Nations Unies à Bagdad.

Basé entre la France et le Liban, ce professeur émérite de relations internationales à Sciences-Po Paris, et auteur d’une dizaine d’ouvrages sur le sujet, vient de publier "La tentation de Mars. Guerre et paix au XXIe siècle" (Fayard), dans lequel il livre sa vision de l'échiquier géopolitique mondial et des défis à venir.

Dans le premier volet du long entretien qu’il a accordé à France 24, Ghassan Salamé examine le conflit en cours dans la bande de Gaza, ses retombées et les chances de parvenir, un jour, à une paix entre Israéliens et Palestiniens.

France 24 : Une détente régionale prévalait avant le 7 octobre. On peut citer la réconciliation amorcée entre Téhéran et Riyad , des accords de normalisation signés entre Israël et plusieurs pays arabes et même une reconnaissance implicite de l’État hébreu par le Hezbollah libanais, dans le cadre de la délimitation de la frontière maritime libano-israélienne. Vous attendiez-vous à une telle déflagration ?

Ghassan Salamé : En vérité, je m'attendais à ce que ça explose. Je l'avais même prédit dans mon livre, mais rattrapé par l'actualité, j’ai dû réécrire certains passages au présent. L'évolution de la situation n’était pas rassurante en raison de l’application, depuis une quinzaine d'années, par les différents gouvernements de Benjamin Netanyahu, d’une politique systématique de colonisation en vue de l'annexion de la Cisjordanie pour réaliser ‘le Grand Israël’ [couvrant à la fois l’État hébreu et les Territoires palestiniens, NDLR], mais aussi pour interdire la possibilité d'un État palestinien.

Ce projet est inacceptable pour les Palestiniens. Les accords de normalisation signés par Israël avec des pays lointains comme le Maroc ou le Bahreïn [en référence aux accords d’Abraham signés à partir de 2020 entre l’État hébreu et plusieurs pays arabes, NDLR] n'ayant pas remis en cause cette évolution et cette dynamique, je m'attendais à ce que les Palestiniens tentent d'arrêter la réalisation d’un tel projet visant à enterrer leur cause. Je pressentais une explosion, peut-être pas à Gaza, mais plus en Cisjordanie où je considérais qu'elle était devenue inévitable.

Cependant le Hamas a donné un nom de code explicite à son attaque : l'opération "déluge d'Al-Aqsa", du nom de la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem [considérée par les musulmans comme le troisième lieu saint de l’islam, NDLR]. C'était pour bien signifier que le 7 octobre concernait le cœur du sujet, c'est-à-dire la politique du gouvernement israélien telle qu'elle était en marche à Jérusalem et en Cisjordanie occupée. Son attaque et la réplique israélienne à Gaza viennent mettre un terme à ce projet qui consistait à isoler Gaza de la Cisjordanie en amadouant le Hamas. Et à l’illusion de Netanyahu, qui consistait à croire qu'en laissant ce dernier gouverner Gaza, qu'en envoyant des milliers d'ouvriers gazaouis travailler quotidiennement en Israël et qu'en recevant des fonds du Qatar, il se détournerait de son objectif premier, celui de s’opposer frontalement à un tel projet. Si certains cadres du Hamas, en exil à l’étranger, ont pu donner l'impression de se contenter des compensations israéliennes, il est évident qu’à Gaza, les Brigades Ezzedine al-Qassam [branche armée du Hamas, NDLR]  avaient un autre projet en tête. Un projet qu’ils ont exécuté le 7 octobre.

Comment analysez-vous le niveau de violence et de haine atteint depuis l’attaque du Hamas en Israël, la prise d’otages israéliens et la réplique de l’armée israélienne dans la bande Gaza ?

À l'été 1982, lorsque Israël a envahi le Liban, je vivais à Beyrouth-Ouest [alors assiégée et bombardée par l’armée israélienne qui cherchait à anéantir l’OLP de Yasser Arafat et ses combattants, retranchés dans cette partie de la capitale libanaise, NDLR]. J'ai vu les missiles du général Ariel Sharon [alors ministre de la Défense, NDLR] tomber tout autour de mon domicile. Donc je suis habitué à des niveaux de violence assez redoutables, sans parler des autres expériences que j'ai vécues en Birmanie, en Irak ou, encore plus récemment, en Libye. D’expérience, je dirai que ce qui se passe à Gaza n'a aucun précédent. On y voit des violations systématiques et assumées du droit international et du droit international humanitaire, avec une volonté de s'attaquer très directement aux civils. De l’attaque du Hamas à la riposte israélienne, je perçois également dans ce conflit un instinct de vengeance qui fait émerger ce que l'humanité a emmagasiné de barbarie. Un ministre ultranationaliste israélien [Amichay Eliyahu, NDLR] a tout de même affirmé qu'un recours à la bombe nucléaire à Gaza était ‘une option’.

C'est pourquoi ce niveau de violence et de haine qui, à mes yeux, n'a jamais été atteint, du moins dans cette région du monde qui, pourtant, est connue pour sa conflictualité extrême, laissera des traces profondes à la fois dans la psyché des différents acteurs, mais également dans la relation qu'ils peuvent avoir entre eux. Nous atteignons une certaine monstruosité avec laquelle il faudra vivre. Elle est comme une ombre noire portée sur ceux qui espéraient encore pouvoir sortir de ce conflit par le haut, c'est-à-dire par une espèce d'accord ou d'arrangement qui ne soit pas inacceptable pour les différentes parties. Ce niveau de violence est moralement insupportable et politiquement très problématique pour ceux qui se présentent comme artisans de la paix.

Pensez-vous qu’un jeune palestinien ou un jeune israélien puisse encore croire que la paix est possible ? La solution à deux États est-elle définitivement caduque ?

J'entends dire, de chaque côté, ‘comment pourrait-on vivre avec de tels monstres ?’ Cela démontre qu’il y a un fossé qui s'est creusé et qu’il sera très difficile de le combler dans les années qui viennent. Je continue à penser que la solution à deux États reste la moins mauvaise et la moins irréaliste des options possibles. Je le dis à la fois par principe moral mais aussi par calcul politique. Par principe moral parce qu’il me semble qu'un peuple de plus de 10 millions de personnes, le peuple palestinien, ne peut pas être le seul puni par ce conflit interminable. Il ne peut pas être le seul à être privé de normalité et d'existence politique. Sans parler de soutien humanitaire ou de prospérité économique. C'est important, mais ce n'est pas l'essentiel. L’essentiel, ce sont les droits politiques du peuple palestinien. Je le dis aussi par calcul politique. Je suis né libanais et ayant vu les retombées du conflit israélo-palestinien sur mon petit pays, je suis arrivé, il y a longtemps, à la conclusion que l'instabilité de cette région du monde est inévitable si les droits politiques du peuple palestinien devaient continuer à être ignorés. J’en suis convaincu.

L’administration Biden plaide toujours en faveur de la solution à deux États. Alliés indéfectibles d’Israël malgré des tensions chroniques avec le gouvernement Netanyahu, les États-Unis peuvent-ils être un médiateur impartial ?

Washington est le troisième acteur qu'on oublie souvent dans ce conflit israélo-palestinien. Il faut garder à l’esprit que le processus de paix n’a pu avancer que grâce à l’ingérence réelle et effective d’un médiateur externe. On ne peut pas mettre les Israéliens et les Palestiniens ensemble et régler le problème. C'est une vue de l'esprit. Il faut qu'il y ait un médiateur et il faut qu'il y ait un garant pour tout accord qui serait conclu un jour. Et ce médiateur et ce garant n’est nul autre que les États-Unis, parce que les autres candidats pour jouer ces rôles, comme les Européens qui n’affichent pas toujours une position commune ou les Nations unies, ne sont pas acceptables aux yeux des Israéliens. J'étais présent lors des négociations de Madrid en 1991 [Conférence internationale sur le Proche-Orient, NDLR] et je peux vous dire que le représentant de l'ONU à l'époque était caché derrière un énorme pilier. On ne le voyait même pas sur les photos prises au Palais d'Orient où l’on se réunissait. Il y avait également une importante délégation européenne qui n'a même pas eu le temps de dire un mot et qui a été immédiatement exclue de tout le processus de négociation dès le lendemain de la cérémonie d’ouverture. C'est à Camp David que l’accord avec les Égyptiens a été signé, et c’est à Washington que l'accord avec la Jordanie a été paraphé. Même l'accord d'Oslo a été signé sur la pelouse de la Maison Blanche. Or les États-Unis ont à leur tête un président, Joe Biden, qui est allé très loin durant sa carrière politique dans son soutien à Israël, jusqu'à perdre tout le minimum d'impartialité qui est nécessaire à tout médiateur. Tout en laissant entendre aujourd’hui que sa relation avec Benjamin Netanyahu n’est pas franchement chaleureuse, il a ordonné la semaine dernière le transfert de bombes et d'avions de combat d'une valeur de plusieurs milliards de dollars à l’armée israélienne.

Dans ce contexte, difficile de voir une possibilité de sortie de crise...

Je ne suis pas optimiste, car au final, nous avons un acteur israélien porté par une opinion publique qui n'est pas favorable à la solution à deux États comme le prouvent les réélections successives de Benjamin Netanyahu, qui ne présente pas d'autre alternative, une Autorité palestinienne déconsidérée, impopulaire et rongée par la corruption et un médiateur américain partial qui est occupé à sa campagne présidentielle. Pour être réaliste, on ne peut pas imaginer dans la phase actuelle, du moins dans les circonstances prévisibles, de sortie par le haut de ce conflit. 

Un mot sur le Liban. Votre pays est concerné par ce conflit à travers le Hezbollah, qui dit s’être mobilisé en solidarité avec le Hamas. Depuis octobre, le parti chiite et l’armée israélienne s’affrontent quotidiennement à la frontière. Comment analysez-vous cette guerre larvée ?

Le Hezbollah essaie de montrer politiquement, par des actes militaires qui lui coûtent quotidiennement 2 à 3 combattants [selon le décompte de plusieurs médias libanais, plus de 267 membres du parti pro-iranien ont été tués depuis le 8 octobre, NDLR], que les Gazaouis et les Palestiniens ne sont pas seuls. Il essaie de montrer également que l’espèce de front anti-israélien dont il fait partie, avec le Hamas et le Jihad islamique, et qui comprend plusieurs autres acteurs, comme l'Iran, le régime syrien, le Hachd al-Chaabi irakien [la coalition de milices chiites pro-iraniens, NDLR] et les Houthis yéménites existe et qu'il a un avenir. Si la punition collective continuait d’être infligée quotidiennement à la population de Gaza par l'armée israélienne sans que ce front ne bouge, il n'aurait aucun avenir.

Une fois qu’un cessez-le-feu sera décrété, ils pourront dire qu'ils ont contribué à soutenir, dans leur logique, les Gazaouis. C'est donc une position plus politique que militaire qui s'exprime à la frontière libano-libanaise et depuis plusieurs semaines, à la frontière syro-israélienne aussi. Ce que je crains, c'est que le cabinet de guerre israélien, précisément les anciens généraux et chefs d’état-major qui en font partie,Yoav Gallant, Gadi Eizenkot, et Benny Gant, se disent que les trois piliers sur lesquels la réputation de l'armée d'Israël s'est faite, c’est-à-dire la dissuasion, la possibilité de prévoir les événements plutôt que de les subir et la capacité d'infliger à ses adversaires des défaites décisives, ne puissent être rétablis qu'en ouvrant un front plus large que la seule bande de Gaza. Ce qui peut inclure la Cisjordanie, le Liban et peut-être même la Syrie voire même l'Iran. D'ailleurs, depuis le début de ce conflit, le membre du gouvernement le plus impatient d'ouvrir le front libanais n'est pas Benjamin Netanyahu, mais le ministre de la Défense, Yoav Gallant, qui, depuis le troisième jour du conflit, milite en sa faveur.