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En Inde, quand la critique du pouvoir équivaut à une sortie de territoire
À l’étranger, le Premier ministre indien, Narendra Modi, attire souvent des foules de partisans de la diaspora. Mais en Inde, la révocation de visas et de titres de séjour pour les critiques du pouvoir ou les ressortissants étrangers d’origine indienne suscite des tensions et un climat d'incompréhension.

Vanessa Dougnac, journaliste française freelance installée en Inde depuis 25 ans, a vu sa vie basculer le 18 janvier. Ce jour-là, elle se voit remettre, à son appartement de New Delhi, une enveloppe du ministère indien de l’Intérieur. Pour elle, il s’agissait d’une bonne nouvelle. "Puis j’ai lu la lettre. C’était tout le contraire. C’était vraiment une très mauvaise nouvelle".

La lettre officielle informait la reporter de la révocation de son statut de résidente.

Âgée de 51 ans, Vanessa Dougnac a exercé durant 23 ans comme correspondante en Inde pour un certain nombre de journaux français, notamment La Croix et Le Point. Ce pays est devenu son foyer : épouse d'un citoyen indien, elle a également un fils.

Mais ce 18 janvier, son nom vient rallonger une liste composée de ceux qui critiquent, à l’étranger, des politiques nationalistes hindoues du gouvernement du Premier ministre indien, Narendra Modi, et qui se voient interdire l’entrée sur le territoire, selon l’ONG Human Rights Watch.

Ces interdictions s’inscrivent dans le cadre de la répression plus large menée par l’administration Modi concernant les lois sur la citoyenneté indienne. Mais le but de "l’arsenal toujours croissant de lois et de politiques" est singulier : "cibler et punir les voix dissidentes", explique Amnesty international dans un communiqué, soulignant les atteintes aux droits humains qui se sont multipliées en Inde durant les dix années de pouvoir de Narendra Modi.

Dans le cadre des élections législatives de 2024, qui débuteront le 19 avril et devraient reconduire Narendra Modi pour un troisième mandat, les experts émettent une mise en garde : la démocratie séculaire indienne est en train d’être remodelée en une nation majoritairement hindoue, intolérante à la dissidence et aux communautés religieuses minoritaires.

Une riche diaspora indienne

Vanessa Dougnac détenait une carte de Citoyen de l’Inde de l’étranger (OCI), qui se présente sous la forme d’un document bleu ciel – aux allures de passeport – lui conférant un visa et des droits de résidence.

En Inde, quand la critique du pouvoir équivaut à une sortie de territoire

L’Inde n’autorisant pas la double nationalité, les cartes OCI sont alors délivrées, pour un montant de 275 dollars, aux citoyens étrangers d’origine indienne et les conjoints de citoyens indiens. Près de quatre millions de personnes sont concernées à ce jour.

Il faut savoir que la diaspora indienne est la plus grande du monde, avec près de 18 millions de personnes en 2020, selon les chiffres de l’ONU. C’est aussi l’une des plus riches. En 2022, les envois de fonds vers l'Inde ont atteint un record de près de 108 milliards de dollars – environ 3 % du PIB – soit plus qu’aucun autre pays. Ce statut de résident est une énième tentative des différents gouvernements pour exploiter le potentiel économique de la diaspora.

Cependant, le terme de "citoyen" de l’Inde à l’étranger est trompeur dans la mesure où le détenteur n’a pas les garanties de la citoyenneté ni de droit de vote.

Un élément qui n'avait guère soulevé de protestation jusqu'à la réélection du Premier ministre Narendra Modi en 2019 et l'instauration de nouvelles règlementations en matière de citoyenneté et de visa.

"Les procédures concernant mon statut OCI m’ont brisée"

En l'espace de quelques mois, le parlement indien, dominé par le parti BJP au pouvoir, avait adopté une loi controversée sur la citoyenneté, qui avait déclenché des manifestations meurtrières dans le pays. 

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La nouvelle loi, qui offre la citoyenneté aux migrants et réfugiés non musulmans originaires des pays voisins, a été largement critiquée pour sa discrimination, notamment à l’égard des pratiquants de l'islam.

Les règlementations sont néanmoins devenues encore plus strictes. En 2021, l'Inde a exigé que ses "citoyens" à l’étranger demandent une "autorisation spéciale" pour "entreprendre" des "activités" de recherche, journalistiques, missionnaires ou d’alpinisme.

Alors lorsque Vanessa Dougnac a reçu la lettre du Foreigners Regional Registration Office (FRRO), elle pensait avoir enfin reçu son permis d’exercer le journalisme, qui lui avait été refusé en septembre 2022, sans raison invoquée. Contre toute attente, elle était accusée, dans ce courrier, de nuire "aux intérêts de la souveraineté et de l’intégrité de l’Inde". À elle d’expliquer les raisons pour lesquelles son OCI ne devrait pas être annulé.

Malgré les différents recours, près d'un mois plus tard, la journaliste indépendante a dû rentrer en France.

Dans un communiqué diffusé le 16 février, Vanessa Dougnac souligne qu’il était devenu "clair que je ne pouvais plus vivre en Inde et gagner ma vie. Je combats ces accusations devant les instances compétentes et j’ai grande confiance dans le processus judiciaire. Mais je ne peux pas me permettre d’attendre ses résultats. Les procédures concernant mon statut OCI m’ont brisée", a-t-déclare-t-elle.

Refus pour cause "d'animosité" envers l'Inde

La liste des vies brisées s’est allongée ces derniers mois, perpétuant un climat de peur chez les Indiens de l’étranger. Un rapport d’enquête, publié le 12 février par le site indien d’information Article 14, a révélé que plus de 102 statuts de Citoyen de l'Inde de l'étranger ont été annulés entre 2014 et 2023.

Plusieurs détenteurs du statut OCI préfèrent ne pas s'exprimer sur le sujet par crainte de faire échouer leurs procédures d’appels et d’être privés de la possibilité de revoir leur famille, notamment des parents âgés et des proches malades.

Certains cas ont même fait la une de l’actualité. Comme celui de l’écrivain et journaliste américano-britannique Aatish Taseer, dont l’OCI a été révoqué en 2019, après un article pour le magazine Time sur le nationalisme hindou prôné par Narendra Modi, qualifié dans le titre de "diviseur en chef de l’Inde".  

Les autorités indiennes ont accusé Aatish Taseer d'avoir "tenté de dissimuler" la nationalité pakistanaise de son père. Un argument réfuté par le journaliste, qui a été élevé en Inde par sa mère célibataire et a écrit un ouvrage, en 2009, sur son voyage pour rencontrer son père, l’ancien gouverneur du Penjab pakistanais Salman Taseer – assassiné deux ans plus tard.

Les explications officielles de l’annulation de la récente série d’OCI comprennent des allégations mal définies d’"animosités" à l’égard de l’Inde ou de "tentative de déstabiliser le tissu social" du pays.

"Dans certains cas, les autorités ont ouvertement cité les critiques contre les politiques gouvernementales du BJP pour justifier la révocation du visa", explique Meenakshi Ganguly, directrice adjointe du département Asie de Human Rights Watch.

"Bien sûr, chaque gouvernement a le droit de déterminer qui peut bénéficier ou non d’un visa. Mais ces droits ne peuvent pas être basés sur des idées discriminatoires", explique-t-elle.

"Toute démocratie repose sur un principe fondamental de permettre la dissidence. C’est ce qui la distingue de l’autoritarisme. Maintenant, toute dissidence et toutes les idées peuvent ne pas être acceptées par l’État. Mais le fait que ces opinions soient exprimées ne devrait pas être immédiatement vu comme une critique du pays, mais plutôt comme une critique des politiques menées par les gouvernements, qui sont appelés, eux, à changer".

"L'Inde me manque"

Dans ses tentatives pour garantir que le gouvernement ne change pas après les élections générales de 2024, l’administration Modi a multiplié les promesses électorales populaires auprès de la base nationaliste hindoue du BJP.

Le 11 mars, à seulement quelques semaines des élections, le gouvernement indien a annoncé la mise en œuvre de la nouvelle loi sur la citoyenneté. Approuvé par le Parlement en 2019, le gouvernement Modi avait retardé son application après les manifestations meurtrières.

Les États-Unis ont exprimé leur "inquiétude", un porte-parole du département d’État soulignant que Washington "surveille de près la manière dont cette loi va être mise en œuvre".

Cette préoccupation a été reprise par le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies. "Comme nous l’avons dit en 2019, nous sommes préoccupés par le fait que la loi indienne sur la citoyenneté de 2019 (CAA) est de nature fondamentalement discriminatoire et en contradiction avec les obligations internationales de l'Inde en matière de droits de l'Homme", a déclaré un porte-parole.

Il s'agit d'une "affaire interne", a indiqué un porte-parole du ministère indien des Affaires étrangères à des journalistes à New Delhi, ajoutant que la déclaration du département d’État américain était "déplacée, mal informée et injustifiée".

Mais pour Meenakshi Ganguly, les changements dans les lois sur la citoyenneté et la résidence méritent l’attention des alliés démocratiques de l’Inde, en particulier les mesures affectant leurs propres ressortissants d’origine indienne. "Cela doit avoir l’attention des gouvernements étrangers, parce que le marché indien et les partenariats stratégiques suscitent beaucoup d’intérêt. Ce sont des intérêts légitimes. Mais lorsqu’ils veulent faire des affaires avec l’Inde, les gouvernements étrangers doivent être conscients que toute volonté de partenariat entre démocraties est sérieusement compromise si le gouvernement (indien, NDLR) se montre répressif contre la liberté d’expression et contre ses détracteurs", indique-t-elle.

Alors que l’Inde se dirige vers des élections cruciales, Vanessa Dougnac est en France, à des milliers de kilomètres. "J’ai couvert des élections en Inde pendant 20 ans. Maintenant, pour la première fois, je ne serai pas là-bas pour les couvrir. L’Inde me manque." dit-elle.

Pendant que son appel poursuit son chemin à travers les tribunaux indiens, la journaliste française confie être toujours en état de choc. "Vraiment, c’est trop d’émotions pour moi", dit-elle. "J’ai mené une vie pleine d’aventures et d’interactions à travers le sous-continent, et j’ai eu l’opportunité d’être un témoin de deux décennies d’histoire de l’Inde. Maintenant que je suis en France, j’ai l’impression d’être en exil dans mon propre pays".

Cet article a été traduit de l'original en anglais.