Les Russes sont entrés dans une nouvelle réalité. "Nous sommes en état de guerre", a déclaré pour la première fois Dmitri Peskov, vendredi 22 mars, au quotidien pro-Kremlin Argumenty i Fakty. Et au cas où l'importance du glissement sémantique aurait échappé aux lecteurs, il a même précisé : "Cela a commencé comme une opération militaire spéciale, mais dès que toute cette bande s'est formée, quand l'Occident a participé à tout cela aux côtés de l'Ukraine, pour nous, c'est devenu une guerre".
En même temps, Dmitri Peskov a précisé un peu plus tard à l'agence de presse Tass que l'ancien monde, celui de l'"opération militaire spéciale" – seule terminologie acceptée officiellement jusqu'à présent – n'était pas mort pour autant. "Juridiquement, rien n'a changé" a-t-il indiqué.
Deux réalités alternatives qui coexistent
"Bienvenue dans un pays où deux réalités apparemment contradictoires peuvent coexister", affirme Stephen Hall, spécialiste de politique russe à l'université de Bath. Ainsi, si le porte-parole de Vladimir Poutine peut dorénavant parler de "guerre", ce ne sera probablement pas le cas pour le commun des Russes. "Pour eux, ce sera toujours interdit et passible d'une sanction", affirme Stephen Hall.
L'introduction de "l'état de guerre" dans la terminologie officielle du Kremlin "est un changement important, car c'est la preuve que Vladimir Poutine estime ne plus avoir à prendre des gants avec l'opinion publique", note Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l'université de Glasgow.
Jusqu'à présent, l'euphémisme "opération spéciale militaire" permettait de maintenir l'illusion que les combats en Ukraine n'avaient qu'un impact lointain et limité sur le quotidien des Russes. Mais la présidentielle russe est passée par là et "Vladimir Poutine se présente comme le grand gagnant du scrutin, qui peut faire ou dire ce qu'il veut pendant les cinq ans à venir [la durée du mandat présidentiel en Russie, NDLR]", note Huseyn Aliyev.
L'évolution sémantique initiée par Dmitri Peskov marque "une étape importante dans la construction du narratif d'un combat contre l'Occident dans lequel l'Ukraine n'est qu'un champ de bataille", souligne Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics. Le Kremlin avait du mal idéologiquement à qualifier l'offensive débutée en février 2022 en Ukraine de "guerre", car "le pouvoir russe a une mentalité impérialiste dans laquelle l'Ukraine est toujours russe. Il ne pouvait donc pas y avoir de guerre contre les Ukrainiens. Sauf à parler de guerre de libération", ajoute Stephen Hall.
Au début, il s'agissait de libérer les "frères ukrainiens" du joug des "nazis" en poste à Kiev. Dorénavant, le Kremlin évoque une "guerre de civilisation contre l'Occident décadent qui tente d'imposer ses valeurs à travers l'Ukraine", résume Jeff Hawn
Cette nouvelle manière d'assumer le terme d'"état de guerre" contre l'Occident a aussi un but politique. "Il ne faut pas oublier que les seules forces d'opposition à Vladimir Poutine qui restent sont installées dans des pays occidentaux. Donc en présentant le conflit comme une guerre, le pouvoir russe suggère que ces opposants sont des traitres qui sont passés à l'ennemi", explique Jeff Hawn.
Préparer une mobilisation massive
La nouvelle donne sémantique signifie aussi "très probablement qu'une mobilisation massive est en approche", assure Huseyn Aliyev. Cet expert rappelle que durant la campagne électorale, "Vladimir Poutine avait dit qu'il y aurait plus d'efforts à faire en Ukraine". En outre, "Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, vient d'annoncer son intention de créer deux nouvelles armées d'ici la fin de l'année", souligne Stephen Hall.
Pour ce faire, il faut des nouveaux soldats et l'expérience de la dernière "mobilisation partielle" n'a pas "permis de lever autant de troupes que le Kremlin aurait souhaité", souligne Huseyn Aliyev. Mais pour une mobilisation massive, il faut être officiellement en guerre et les déclarations de Dmitri Peskov sont un premier grand pas en ce sens.
Aux yeux de l'état-major, "la seule manière d'espérer faire des avancées significatives en Ukraine passe par l'envoi d'un grand nombre de nouvelles troupes, ce qui implique une importante mobilisation", ajoute Huseyn Aliyev.
Et pas seulement des hommes. Il faut aussi davantage de matériel. Et c'est, là encore, un avantage de parler officiellement de guerre : "cela doit permettre de passer à une économie de guerre, impliquant que le pouvoir peut forcer les entreprises privées à se mettre au service de l'industrie militaire", résume Huseyn Aliyev.
Un "état de guerre" permanent ?
Pour lui, la rhétorique beaucoup plus guerrière du Kremlin est une mauvaise nouvelle pour l'Ukraine, qui continue à avoir du mal à envoyer suffisamment d'armes et munitions sur le front. "C'est sûr que cela va dans le sens d'une grande offensive russe à venir", confirme Jeff Hawn.
"Peut-être que cela va convaincre les pays de l'Otan de continuer à soutenir autant que possible l'Ukraine en envoyant du matériel militaire", estime Stephen Hall.
Pour lui, cela devrait aussi ouvrir les yeux sur la dérive autoritaire du régime de Vladimir Poutine pour ceux qui auraient encore des doutes. Décréter un "état de guerre" démontre que le "régime a de plus en plus besoin d'avoir un ennemi à combattre pour renforcer son pouvoir", souligne Stephen Hall. C'est un procédé classique des régimes autoritaires qui "estiment pouvoir tenir plus longtemps en état de guerre", ajoute-t-il. Le régime nord-coréen se maintient ainsi en état de guerre permanent contre les États-Unis. "C'est la preuve que la Russie est vraiment entrée dans une période très sombre", conclut Stephen Hall.