
Stephen Colbert et Jimmy Kimmel lors de la 71e cérémonie des Emmy Awards à Los Angeles, le 22 septembre 2019. © Frederic J. Brown, AFP
Une page de l'histoire du paysage médiatique américain est-elle en train de se tourner ? Entre des audiences en baisse et des pressions répétées de la Maison Blanche, les signaux d'alerte se multiplient pour les "late shows", ces émissions de fin de soirée et véritables institutions de la télévision outre-Atlantique, au point que plusieurs titres de presse conservateurs n'hésitent plus à prédire leur mort prochaine.
"Les 'late shows' sont bel et bien morts, assassinés par leurs propres animateurs. Leur arme ? Leur rage aveugle contre la moitié du pays", ose le New York Post dans un éditorial daté du 18 septembre.
Malgré le retour sur les ondes, mardi 23 septembre, de Jimmy Kimmel, brièvement suspendu après ses propos sur l'assassinat de l'influenceur trumpiste Charlie Kirk, son émission semble toujours sur la sellette avec plusieurs dizaines de chaînes locales qui continuent de boycotter l’animateur. En cause, la résistance des groupes Sinclair, réputé conservateur, et Nexstar.
Une situation qui a poussé des élus démocrates à ouvrir mercredi une enquête sur ces deux entreprises. Les législateurs soupçonnent notamment Nexstar de vouloir "obtenir des faveurs réglementaires de la part de l'administration" en censurant Jimmy Kimmel. Le groupe de médias a actuellement besoin du feu vert de la FCC, le gendarme des télécoms, pour fusionner avec un autre conglomérat audiovisuel.
En parallèle, Donald Trump a aussi menacé le groupe Disney, propriétaire de la chaîne ABC qui diffuse l'émission de Jimmy Kimmel, d'un nouveau procès, rappelant qu'il avait obtenu 15 millions de dollars en 2024 lors d'une procédure intentée pour diffamation contre le présentateur George Stephanopoulos. Avant même l’émission, le président avait accusé la chaîne de "diffuser à 99 % des conneries positives pour les démocrates".
Et l'émission de Jimmy Kimmel n'est pas la seule à être en mauvaise posture. Cette affaire intervient seulement deux mois après l'annonce de la fin d'une autre émission critique du président américain : le "Late Show with Stephen Colbert" sur CBS, propriété de Paramount. Une décision dénoncée par la gauche, qui soupçonne le mastodonte du divertissement d'avoir voulu amadouer Donald Trump pour finaliser sans encombre sa fusion avec la société de production Skydance, dont l’un des principaux actionnaires est le multimilliardaire Larry Ellison, un proche du président américain. L'opération a finalement été approuvée cet été par la FCC.
"La situation est complexe : entre ce système où des groupes de médias détiennent des diffuseurs locaux, les menaces de la FCC de suspendre des licences et des projets de fusion d'entreprises, il y a un vrai danger pour la liberté d'expression, parce que ces groupes sont pour certains proches de Trump, ou alors ont des intérêts tellement forts qu'ils sont prêts à faire des compromis", analyse Jérôme Viala-Gaudefroy, docteur en civilisation américaine à l'université Sorbonne-Nouvelle. "Le contexte économique et politique fragilise ces 'late shows' qui connaissent déjà une forme de déclin par rapport aux années 1980 et 1990. La plupart d'entre eux perdent de l'argent aujourd'hui."
Johnny Carson, le maître du genre
"Cependant, ils restent importants dans le paysage culturel américain", insiste le spécialiste.
Mélange parfait entre culture pop et satire politique, les 'late shows' ont fait pendant plusieurs décennies le bonheur des networks américains avec leur faible coût de production et leurs longs tunnels de publicité. Mais, à l'image de l'ensemble de la télévision linéaire, ces grands-messes des deuxièmes et troisièmes parties de soirée ont perdu de leur superbe. Concurrencés par les plateformes de streaming et les contenus en ligne, les 'late shows' ont vu leurs audiences et leurs recettes publicitaires dégringoler.
Au milieu des années 2010, ils ont bien saisi l'opportunité offerte par YouTube d'y publier des séquences de leurs émissions, certaines devenues virales, mais sans parvenir à monétiser aussi efficacement leurs contenus qu'à la télévision traditionnelle. Depuis, ils disparaissent ou réduisent la voilure en passant à quatre diffusions par semaine ou en se passant d'un groupe de musiciens en plateau.
Né au début des années 1960 avec le "Tonight Show", le genre a été presque entièrement façonné par le légendaire Johnny Carson. L'animateur et son équipe ont inventé ce qui constitue aujourd'hui la colonne vertébrale de tous les 'late shows' américains : un monologue d'introduction composé de plaisanteries sur l'actualité, des interviews sur un ton badin et bienveillant dont une partie est souvent scénarisée, des sketchs et des intermèdes musicaux. À son apogée, l'émission était un phénomène de société, régulièrement regardée par 17 millions d'Américains. À titre de comparaison, le "Late Show with Stephen Colbert", l'un des "late shows" les plus populaires, n'est parvenu à fédérer que 2,5 millions de téléspectateurs en moyenne ces dernières années.
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Accepter Gérer mes choix"C'était une émission réconfortante, légère, à regarder avant d'aller se coucher. À l'époque de Carson, c'était une expérience culturelle unique, avec une émission qui dominait toutes les autres et qui offrait des moments dont les gens parlaient le lendemain au travail", explique au Guardian Stephen Farnsworth, coauteur de "Late Night with Trump".
La relève a ensuite été assurée par David Letterman, Jay Leno, Jon Stewart – connu pour ses critiques acerbes de l’administration Bush – et plus récemment Conan O'Brien ou encore Jimmy Fallon sur NBC. Format typiquement américain, le talk-show de fin de soirée s'appuie sur la longue tradition du stand-up aux États-Unis. Plus que de simples animateurs, les noms cités plus haut sont tous des professionnels de la scène et de l'improvisation. Épaulés par une armée d'auteurs de télévision, le résultat se révèle bien souvent hilarant.
"Museler toutes les voix critiques"
Mais derrière ce ton volontairement léger, les "late shows" ont une influence non négligeable sur le débat public. Devenues un passage obligé pour des candidats en campagne, ces émissions de divertissement ont contribué à faire de la politique américaine un spectacle permanent : l'exemple le plus célèbre reste celui de Bill Clinton qui, en juin 1992, se retrouve à jouer du saxophone dans le talk-show d’Arsenio Hall.
Pour les politiques, les "late shows" ont un double avantage. Ils ne sont que rarement bousculés sur les sujets de fond mais gagnent presque à coup sûr une image sympathique et drôle. Ancienne star de la téléréalité, Donald Trump l'avait parfaitement compris lorsqu'il a laissé Jimmy Fallon le décoiffer sous l'œil des caméras lors de la campagne de 2016.
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Accepter Gérer mes choix"Donald Trump considère aujourd'hui qu'il n'a plus besoin de cela. Depuis la campagne de 2024, il entretient un fort sentiment de revanche et de vengeance, notamment vis-à-vis des médias, comme le montrent aussi les procès intentés à des journaux, dont le New York Times. Il est vraiment dans cette logique et a autour de lui des fidèles qui sont prêts à aller jusqu'au bout, quitte à contredire le premier amendement qui garantit la liberté d'expression", estime Jérôme Viala-Gaudefroy.
Selon le chercheur, ces intimidations contre la presse et les talk-shows s'inscrivent dans le contexte plus large de la bataille culturelle engagée par le milliardaire contre l'élite médiatique et la "gauche radicale".
"La gauche radicale englobe tous ceux qui s'opposent à Trump. C'est en fait une manière de museler toutes les voix critiques. Si les 'late shows' penchent plutôt à gauche, Jimmy Kimmel, par exemple, est plutôt perçu comme centriste et modéré. L'annonce de sa suspension a surpris beaucoup d'Américains", explique le spécialiste des États-Unis.
Même dans le camp républicain, certaines voix pointent une dérive autoritaire. Ancien adversaire de Donald Trump aux primaires en 2016, Ted Cruz a ainsi assimilé les menaces de représailles du patron de la FCC, Brendan Carr, nommé par le président, à un système mafieux.
Donald Trump, lui, persiste et signe, et a déjà désigné les prochaines cibles de sa croisade contre les "late shows" : "Il ne reste que Jimmy [Fallon] et Seth [Meyers], deux losers complets, sur NBC Fake News", a écrit mercredi le milliardaire sur son réseau Truth social.
Reste que, pour le moment, ces attaques inédites de la part d'un président américain contre la liberté d'expression semblent avoir eu l'effet inverse de celui escompté. Pour son retour à l'antenne, Jimmy Kimmel a réuni 6,2 millions de téléspectateurs, soit la meilleure performance de l'émission "depuis plus de dix ans", selon un communiqué de Disney publié mercredi.