logo

Le Portugal célèbre les 50 ans de la chute de la dictature sur fond de percée de l'extrême droite
Le 16 mars 1974, une tentative ratée de coup d'État avait lieu au Portugal contre le régime salazariste. Ce premier soubresaut devait conduire quelques semaines plus tard à la "révolution des œillets". Alors que le pays s'apprête à commémorer les cinquante ans de la chute de la dictature, l'extrême droite vient de faire une percée inédite lors des élections législatives.

Le Portugal va commémorer dans les prochaines semaines les cinquante ans de la "révolution des œillets". Cet anniversaire coïncide avec une poussée des populistes dans le paysage politique national. Lors des élections législatives organisées le 10 mars, le parti d'extrême droite Chega ("Assez", en portugais) dirigé par André Ventura, 41 ans, a plus que doublé son score en obtenant 18 % des suffrages. Cette formation antisystème est portée par son discours contre la corruption et les minorités, ainsi que par une certaine nostalgie de la dictature salazariste.

Il y a cinquante ans, au début de l'année 1974, ce régime autoritaire, conservateur et nationaliste vivait ces derniers instants. Au sein de l'armée, la colère gronde. Le pays est de plus en plus affaibli par les guerres coloniales menées par le Portugal en Afrique entre 1961 et 1974 (Angola, Mozambique et Guinée-Bissau) et par la pauvreté et le sous-développement. Une partie des officiers commence à tourner le dos au pouvoir et crée le Mouvement des forces armées (MFA). Le vice-chef de l'état-major, António de Spínola, publie en février un livre qui fait l'effet d'une bombe. Dans "Le Portugal et l'Avenir", il prône la démocratisation du pays et exprime l'idée que la solution au problème colonial passe par d'autres voies que la poursuite de la guerre.

Le 16 mars, un groupe d'officiers décide d'intervenir. Avec quelques unités, ils avancent vers Lisbonne mais leur tentative pour faire tomber le président du Conseil, Marcelo Caetano, le successeur de Salazar mort quatre ans plus tôt, échoue. "Ce régiment s'est soulevé de manière assez désordonnée et désorganisée", résume l'historien Yves Léonard, membre du Centre d'histoire de Sciences Po Paris. "Mais cela a été une sorte de répétition avant le 25 avril. Cela a été un repérage assez utile."

Quelques semaines plus tard, un second soulèvement militaire fait tomber le régime et met fin au parti unique. Le 25 avril, le MFA, avec à sa tête de jeunes capitaines, s'empare en quelques heures des points stratégiques. À Lisbonne, malgré les appels des militaires insurgés incitant la population à rester chez elle, la foule en liesse descend dans la rue. Une fleuriste distribue des œillets aux militaires qui glissent cette fleur dans leur canon, donnant ainsi un nom à cette révolution. "Une dictature de 48 ans est tombée avec relativement peu d'effusion de sang. Il y a eu seulement quatre morts civils, qui ont été tués par la police politique", décrit l'historien Victor Pereira, chercheur à l'Institut d'histoire contemporaine de l'Université nouvelle de Lisbonne.

Le Portugal célèbre les 50 ans de la chute de la dictature sur fond de percée de l'extrême droite

L'exception politique portugaise

Le général António de Spínola reçoit la reddition du gouvernement et est choisi pour exercer la charge de président de la République. De façon assez inédite, un putsch militaire porteur d'un projet démocratique (mise en place d'un gouvernement civil, organisation d'élections libres et décolonisation) a fait chuter un régime autoritaire. Pendant deux ans, le pays connaît toutefois une forte instabilité, alors que les différents courants politiques aspirent tous au pouvoir avec six gouvernements provisoires, jusqu'à la mise en place des premières élections et l'adoption de la constitution portugaise.

Pendant près de cinquante ans, le Portugal s'affiche comme un modèle de démocratie, alternant entre la droite et la gauche. Pendant des années, l'extrême droite est absente du débat politique, faisant du Portugal une exception en Europe. "Il y avait quelques nostalgiques de Salazar et des militants skinhead, mais d'un point de vue électoral, cela ne pesait strictement rien", détaille Victor Pereira. "Pourquoi y avait-il de l'extrême droite en Espagne, en France ou au Pays-Bas, mais pas au Portugal ? L'une des réponses était de de dire qu'il y avait eu 48 ans de dictature et que les gens se souvenaient des prisons politiques, de la misère et de la concentration du pouvoir dans les mains de Salazar."

Mais en 2019, les premières fissures se sont sentir. En obtenant 1,29 % des voix aux élections législatives, le parti Chega permet à son leader, André Ventura, de faire son entrée au Parlement. Le député d'extrême droite, un professeur de droit qui s'est fait connaître en tant que polémiste sur les plateaux de télévision consacrés au football, avait alors mené une campagne sous le slogan salazariste "Dieu, patrie, famille et travail" – tout en évitant de se positionner comme l'héritier de l'ancien dictateur, comme l'explique Yves Léonard : "Ventura est très malin. Il fait très attention aux termes qu'il emploie. Il ne veut pas se faire attraper à cause d'une déclaration impromptue. Chega ne se réclame pas ouvertement du salazarisme, encore moins du fascisme, pour ne pas tomber sous le coup d'une interdiction. Concernant les emprunts au salazarisme, il n'en retient qu'une partie, avec notamment la splendeur passée du Portugal, mais tout en ajoutant que Salazar a fait rater au pays le train de la modernité économique. Pour lui, le Portugal n'a pas besoin d'un Salazar, mais d'un Ventura".

L'historien Victor Pereira estime également qu'André Ventura joue sur la fibre nostalgique d'une partie de la population : "Il est critique sur la décolonisation, qui a entraîné la perte de l'empire et le retour au Portugal d'environ 600 000 colons blancs. Son discours est de dire que le 25 avril n'a pas apporté de solutions au pays, qu'il y a de la corruption et que les différents gouvernements ne sont pas là pour le peuple".

Le Portugal célèbre les 50 ans de la chute de la dictature sur fond de percée de l'extrême droite

Un discours anticorruption

Le Portugal a en effet été secoué par une série de scandales de corruption ayant entraîné la démission de l'ancien Premier ministre socialiste, Antonio Costa, après une enquête pour trafic d'influence visant son chef de cabinet. Promettant de "faire le ménage", Chega a surfé sur cette dynamique anticorruption, tout en adoptant également un discours contre l'immigration et pour le "contrôle des frontières", dans un pays où le taux de chômage a bondi de 23 % en un an. Un positionnement qui a fait mouche, notamment auprès des jeunes.

"Il y a une sorte de désenchantement à l'égard du système politique. Ventura s'est enfoncé dans la brèche en disant halte au bipartisme et à ceux qui tapent dans la caisse. Une partie de la jeunesse est assez sensible à ce discours car elle n'a pas connu l'ancien régime de dictature", analyse Yves Léonard, spécialiste de l'histoire contemporaine du Portugal. "Il faut aussi souligner que c'est l'extrême droite 2.0. Chega a une culture des réseaux sociaux et ils sont très fort là-dessus".

À coups de vidéos humoristiques et phrases choc qui deviennent vite virales, Chega a franchi la barre des 200 000 abonnés sur TikTok alors que ses rivaux, arrivés beaucoup plus récemment sur ce réseau social, atteignent à peine le millier d'abonnés.

Comme ses modèles Donald Trump et Jair Bolsonaro, André Ventura maîtrise les codes de l'information en continu et du buzz médiatique. Il fait partie d'une tendance globale populiste et s'affiche régulièrement avec les leaders de l'extrême droite européenne comme la Française Marine Le Pen, de l'Italien Matteo Salvini ou l'Espagnol Santiago Abascal, qui ont aussi le vent en poupe. L'ancien commentateur sportif a déjà prédit que Chega gagnerait les prochaines élections, que ce soit "dans six mois ou un ou deux ans".

Le Portugal célèbre les 50 ans de la chute de la dictature sur fond de percée de l'extrême droite

En attendant, 48 députés de son parti vont faire leur entrée au parlement portugais alors que le pays s'apprête à fêter les cinquante ans de sa révolution. Il y a deux ans, lors du "jour de la liberté" commémoré chaque année à l'Assemblée, le parti Chega avait déjà perturbé les festivités, comme le raconte Yves Léonard : "Les 12 députés s'étaient levés et avaient quitté l'hémicycle lorsque les parlementaires avaient entonné l'hymne de la 'révolution des œillets', 'Grandôla, vila morena'".

Désormais quatre fois plus nombreux, ils ne devraient pas manquer de faire un nouveau coup d'éclat. "Il y a une sorte d'ironie de l'histoire. Quarante-huit députés d'extrême droite vont être présents pour un événement marquant la fin de 48 ans de dictature", souligne ainsi Victor Pereira.