Faut-il y voir un nouveau départ pour les relations entre la Cédéao et les juntes militaires en Afrique de l’Ouest ? Ou bien une nouvelle étape vers un délitement inexorable ? Réunie en sommet, samedi 24 février, dans la capitale nigériane, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest a annoncé la levée des lourdes sanctions économiques et financières imposées contre le Niger après le coup d’État militaire du 26 juillet 2023, marquant la fin abrupte de la présidence de Mohamed Bazoum.
Publié dimanche, le communiqué de l’organisation stipule également la fin des sanctions économiques et financières contre la Guinée, dont elle avait interdit les transactions financières avec ses institutions membres, ainsi qu’un allègement des restrictions imposées au Mali, "sur le recrutement des citoyens" au sein des institutions de la Cédéao.
Pour l’organisation ouest-africaine, la levée de ces mesures punitives, utilisées jusqu’ici comme levier de pression, reflète un changement d’approche visant à favoriser le dialogue et éviter l’éclatement du bloc. Ses détracteurs y voient un aveu de faiblesse, un mois après l’annonce conjointe du retrait du Mali, Niger et du Burkina Faso de l’organisation ouest-africaine, qui a fait l’effet d’un séisme dans la région.
Volte-face politique
Le 30 juillet 2023, soit quatre jours après le coup d’État perpétué par la garde présidentielle nigérienne, la Cédéao avait condamné ce qu’elle considérait alors comme une "tentative" de putsch, exigeant alors la libération immédiate du président Bazoum et la restauration de l’ordre constitutionnel.
Elle avait imposé une batterie de sanctions économiques drastiques incluant la fermeture de ses frontières avec le pays, l’exclusion de ses vols commerciaux, le gel de ses transactions et de ses avoirs au sein de la zone, la suspension de toute aide financière ainsi que l’interdiction de voyage des militaires impliqués dans le coup d’État ainsi que de leurs familles.
Pour accentuer la pression sur la junte au pouvoir, le chef d'État nigérian Bola Tinubu, président en exercice de la Cédéao, avait brandi en août la menace d’une intervention militaire pour rétablir le président Mohamed Bazoum au pouvoir. Le Niger, le Mali et le Burkina avaient prévenu qu’une telle intervention serait interprétée comme une déclaration de guerre. Elle n’a finalement jamais eu lieu. Et si l’organisation continue de réclamer la libération immédiate de Mohamed Bazoum, elle le qualifie pour la première fois dans son récent communiqué d’"ancien Président de la République", n’exigeant plus son retour aux affaires.
Sanctions "improductives"
Samedi, en introduction du sommet, Bola Tinubu a reconnu à demi-mot un échec stratégique. "Nous devons revoir notre approche quant au retour de l'ordre constitutionnel chez quatre de nos pays membres", a-t-il déclaré, en référence au Mali, au Burkina Faso, au Niger et à la Guinée, dirigés tous les quatre par des juntes militaires.
Après des mois d’un infructueux bras de fer, l’organisation a finalement annoncé samedi la suppression des lourdes restrictions économiques prises à l’encontre du Niger. Imposées auparavant à deux reprises contre le Mali, ces mesures avaient permis à l’organisation d’obtenir des engagements quant au calendrier électoral, bien que celui-ci ait depuis été décalé. De l’aveu même des membres de la Cédéao, les sanctions imposées à Niamey n’ont produit aucun des résultats escomptés.
"En dépit des multiples efforts déployés (…), l’ancien président Mohamed Bazoum demeure en détention et aucun plan de transition n’a été élaboré par le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) qui dirige le pays", déplore l’organisation dans son communiqué.
"La levée de ces mesures découle d’un constat : elles se sont révélées improductives", analyse Ornella Moderan, chercheuse associée à l’institut néerlandais Clingendael, spécialiste des conflits au Sahel. "Ces sanctions n’ont permis aucun gain politique pour la Cédéao mais elles ont très durement affecté la population nigérienne. Leur impact a été encore plus fort et violent qu’au Mali, qui bien qu’enclavé, bénéficiait toujours d’un accès aux ports de Guinée et de Mauritanie et de quelques connections aériennes régionales. À cela s’ajoute le coût en termes d’image pour la Cédéao. Car comme précédemment au Mali, elles ont accentué la colère d’une partie importante de la population nationale mais également régionale à son encontre."
La Cédéao dans une posture défensive
Pour justifier la levée des sanctions, les membres de la Cédéao ont cité des raisons humanitaires, évoquant "la période du Carême chrétien et de l’approche du mois béni du Ramadan", ainsi que "des requêtes" formulées par des personnalités et acteurs associatifs quant à la situation au Niger.
Certains lisent également à travers cette décision une forme d’embarras lié au contexte régional. Régulièrement accusée de pratiquer le "deux poids deux mesures" en fustigeant les coups d’État militaires mais en fermant les yeux sur les abus démocratiques des présidents élus, la Cédéao n’a pas pris de sanctions, ni même condamné, le report de l’élection présidentielle du 25 février au Sénégal, pourtant décrété comme "contraire à la Constitution" par le Conseil constitutionnel.
Enfin, la levée des sanctions contre le Niger intervient près d’un mois après l’annonce du départ de cette organisation du Mali, du Niger et du Burkina Faso, le 28 janvier.
Les trois États réunis depuis mi-septembre au sein de l'Alliance des États du Sahel (AES), une alliance défensive commune, ont décidé de claquer la porte de la Cédéao qu'ils accusent d’être "devenue une menace pour ses États membres et ses populations dont elle est censée assurer le bonheur".
Une annonce longuement abordée lors de la réunion d’Abuja et qui suscite l’inquiétude des dirigeants de l’organisation régionale. "Ensemble, ces trois pays représentent 17,4 % des 425 millions d'habitants de la région. Même s'ils représentent 10 % du PIB de la région, leur départ entrainera une réduction de la taille du marché de la Cédéao", alertent-ils dans leur communiqué, se disant "préoccupés par les conséquences socio-économiques, politiques, sécuritaires et humanitaires de cette décision".
"La levée des sanctions annoncée samedi illustre un retournement de situation total pour la Cédéao", décrypte Ornella Moderan. "Nous sommes bien loin de l’image de gendarme régional que pouvait encore avoir l’organisation en août 2020, au moment du premier coup d’État au Mali. Aujourd’hui les pays de l’AES, malgré leurs fragilités structurelles, ont pris le dessus et sont parvenus à pousser la Cédéao dans une posture défensive. On a le sentiment que l’organisation ouest-africaine est désormais dans une démarche de reconquête vis-à-vis de ces pays, qui a peu de chances d’aboutir. Il faudrait pour cela un changement de régime dans ces États ou bien une modification profonde des paramètres de la Cédéao, qui abandonnerait son rôle politique pour se cantonner à la sphère purement économique".
La Cédéao se dit déterminée à "convaincre les trois États membres de rester dans la Communauté". Les trois pays, qui avaient présenté leur départ comme une décision irréversible n’ont pas, pour l’heure, commenté ces annonces.