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Face à la détresse du monde agricole, la remise en cause des accords de libre-échange
La remise en cause de certains accords de libre-échange de l'Union européenne figure en première ligne des revendications des syndicats agricoles français. Tous dénoncent une porte ouverte à "une concurrence déloyale", même si certains secteurs peuvent en réalité bénéficier de ces partenariats. Décryptage.

Voir des pommes chiliennes, des céréales brésiliennes ou du bœuf canadien inonder le marché européen à leurs dépens. Cette perspective est l'une des craintes brandies par les agriculteurs français qui continuent de manifester sur les autoroutes de France mardi 30 janvier. Dans leur viseur : les accords de libre-échange, ces partenariats conclus par l'Union européenne avec diverses parties du monde qui, selon les syndicats agricoles, ouvrent la voie à une concurrence déloyale.

Plusieurs accords de libre-échange ont en effet été signés par l'Union européenne ces dernières années, tous avec le même objectif : faciliter la circulation des biens et des services.

"Ces accords visent à réduire les droits de douane, avec des quotas maximum pour certains produits agricoles, et les barrières non-tarifaire", explique Elvire Fabry, chercheuse senior à l’Institut Jacques-Delors, chargée de la géopolitique du commerce. "Ils ont aussi un périmètre réglementaire de plus en plus large pour promouvoir des normes européennes d’encadrement des investissements, de protection de la propriété intellectuelle, des indications géographiques, et des normes de développement durable."

Le Mercosur dans le viseur

Certains pays possèdent ainsi un accord de libre-échange complet avec l'UE parce qu'ils font partie de l'Espace économique européen. C'est le cas de la Norvège, du Liechtenstein et l'Islande. Cela leur permet de jouir de la liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes.

D'autres ont conclu des accords à géométrie plus variable avec l'UE. Parmi eux, le Canada – avec le Ceta entré partiellement en vigueur en 2017 –, le Japon, le Mexique, le Vietnam ou encore l'Ukraine. Plus récemment, en novembre 2023, Bruxelles a ouvert la porte à la Nouvelle-Zélande, avec un accord qui devrait s'appliquer dès 2024, et avec le Kenya. Des négociations sont également en cours avec l’Inde et l’Australie.

Mais celui qui cristallise les principales tensions est le projet d'accord entre l'Union européenne et le Mercosur. Discuté depuis les années 1990, ce partenariat commercial avec l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay créerait la plus grande zone de libre-échange de la planète, un marché englobant 780 millions de personnes.

Or, le volet alimentaire de la dernière version du texte, établie en 2019, inquiète particulièrement les agriculteurs français. Ce dernier instaurerait des quotas aux pays du Mercosur pour exporter chaque année, avec peu ou pas de droits de douanes, 99 000 tonnes de viande bovine, 100 000 tonnes de volailles ou encore 180 000 tonnes de sucre. En échange, les droits de douanes seraient abaissés pour l'exportation depuis l'UE de nombreux produits d'appellation protégée.

À l'heure où Bruxelles pousse les agriculteurs à accélérer la transition écologique, ces accords ouvriraient ainsi la porte à des importations massives, à des prix plus compétitifs, de produits qui ne répondent pas aux mêmes normes environnementales et sociales que ceux originaires d'Europe, dénoncent les syndicats. "Une concurrence déloyale", résument-ils, pointant notamment du doigt les conditions d'élevage pratiquées en Amérique du Sud, avec l'utilisation de fourrage OGM ou encore l'usage d'antibiotiques stimulateurs de croissance.

Les syndicats, toutes tendances confondues, sont ainsi montés au créneau après que la Commission européenne a assuré, mercredi 24 janvier, "qu'une conclusion des négociations avec le Mercosur" était envisageable "avant la fin de ce mandat". C'est-à-dire en amont des élections européennes, en juin.

Immédiatement, la FNSEA, syndicat majoritaire, a appelé au "refus clair des accords de libre-échange". De son côté, la Confédération paysanne appelle à la "fin immédiate des négociations" de ce type d’accord.

Un bilan contrasté

"En réalité, l'impact de ces accords de libre-échange varie en fonction des secteurs", nuance Elvire Fabry, de l'institut Delors. "Les négociations en amont des accords visent à calibrer l’ouverture des échanges pour limiter l’impact négatif sur les filières les plus exposées. Et, en parallèle, ces dernières pourront être gagnantes dans d’autres accords. À la fin, il s'agit de trouver un point d'équilibre global."

Cette disparité est flagrante dans le secteur agricole. "La filière des vins et spiritueux ou celle la filière laitière auront plus à gagner que les éleveurs, par exemple", poursuit l'économiste. Selon un rapport de l'Assemblée nationale de 2023, le secteur des vins et spiritueux, mais également celui de la filière laitière, est en effet "le grand bénéficiaire des accords de libre-échange".

L'existence d'accords commerciaux permettant de supprimer les différenciations de droits de douane est un 'facteur surdéterminant' de la compétitivité des vins français", estimait de son côté FranceAgriMer dans un rapport de 2021. La majorité des accords de libre-échange baissent ou suppriment en effet les droits de douanes pour l'exportation de nombreux produits d'appellation contrôlés, une catégorie à laquelle appartiennent de nombreux vins.

En revanche, pour la viande, les impacts sont moins évidents à déterminer. Si la balance entre importations et exportations paraît être à l'avantage de l'UE pour le porc, toujours selon FranceAgriMer, les exportations de volailles, semblent quant à elles diminuer sous l'effet des accords. D’où des craintes, par exemple, sur le traité prévu avec la Nouvelle-Zélande, qui prévoit l’importation vers l’Union européenne de 36 000 tonnes de viande ovine, l’équivalent de 45 % de la production française de 2022. Quant aux céréales, la France reste largement excédentaire, hormis sur le soja.

"Une monnaie d'échange"

Au-delà des impacts sur l'agriculture, "ce débat sur les accords de libre-échange doit prendre en compte d'autres enjeux", insiste Elvire Fabry. Nous sommes dans un contexte "où l'UE cherche à sécuriser ses approvisionnements et notamment à sécuriser ses approvisionnements en minerais stratégiques. Il ne faut pas négliger les ressources du Brésil en lithium, cobalt, graphite, etc."

L'accord avec le Chili devrait ainsi permettre d'exporter des minerais stratégiques en échange de produits agricoles. De son côté, l'Allemagne est un fervent défenseur de l'accord avec le Mercosur, y voyant un débouché pour ses filières industrielles, détaille la spécialiste.

"Dans pratiquement tous les accords de libre-échange, l'agriculture est toujours la monnaie d'échange contre la vente de voitures ou d'avions Airbus", déplore ainsi Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne auprès de l'AFP.

L'accord avec la Nouvelle-Zélande, par exemple, va "déstabiliser le marché de l'agneau en France", déplore de son côté Michèle Boudoin, présidente de la fédération nationale ovine (FNO) à l'AFP. "On n'est pas contre les échanges, on sait que l'Allemagne doit exporter ses voitures, que la France doit vendre son blé et on nous dit qu'il nous faut un allié dans le Pacifique face à la Chine et la Russie. Mais alors il faut nous donner des aides, pour faire de l'agneau haut de gamme par exemple", plaide-t-elle.

Enfin, "il y a un enjeu d'influence", selon Elvire Fabry. "Ces accords restent aussi un moyen pour l’UE de promouvoir ses normes environnementales pour entraîner ses partenaires sur la voie de la transition écologique", espère-t-elle, "même si cela se négocie". Un argument partagé par le ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau : "Dans la plupart des cas, les accords ont été bénéfiques, y compris à l'agriculture française", affirme-t-il sur X, avant d'ajouter : "Ils le seront encore plus si l'on fait respecter les standards qui sont les nôtres."

Vers une suspension des négociations sur le Mercosur ?

Face à la colère des agriculteurs, le gouvernement français n'a cessé de vouloir rassurer, et ce alors même que les négociations avaient été relancées par une rencontre entre Emmanuel Macron et le président brésilien Lula en décembre. "La France s’oppose de manière très nette à la signature du traité Mercosur", a ainsi assuré Gabriel Attal le 26 janvier.

Lundi soir, l'Élysée a même assuré que les négociations avaient été interrompues à Bruxelles en raison de l'opposition de la France. Les conditions ne sont "pas réunies" pour conclure les négociations, a reconnu Éric Mamer, porte-parole de la Commission européenne. "Mais les discussions continuent". Avant d'être officiellement adopté, l'accord devra être voté à l’unanimité au Parlement, puis ratifié individuellement par les 27 États-membres de l’Union européenne.