"C'est le plus grand défi auquel la junte militaire doit faire face depuis le coup d'État du 1er février 2021", lance Thomas Kean, expert de la Birmanie pour l'International Crisis Group, une ONG spécialisée dans le suivi des conflits. Depuis fin octobre, l'armée birmane, la Tatmadaw, doit faire face à une offensive simultanée de groupes rebelles armés dans plusieurs régions du pays.
Samedi 18 novembre, des combats avaient ainsi lieu dans le nord du pays, dans les États Shan, Kachin et Chin, ainsi que dans l'État Rakhine, à l'ouest, où un cessez-le-feu était pourtant en vigueur depuis près d'un an – jusqu'en début de semaine. Au même moment, des groupes armés affrontaient aussi la Tatmadaw dans l'État de Kayah, dans le centre-est du pays, selon les informations recueillies par le spécialiste.
"Opération 1027"
L'offensive a en réalité démarré le 27 octobre dans le nord de l'État Shan, à la frontière avec la Chine, sous le nom d'"opération 1027". À son initiative : trois groupes armés – l'Armée de libération nationale Taang, l'Armée d'Arakan et l'Armée de l'alliance démocratique nationale du Myanmar – réunis sous le nom d'Alliance de la fraternité.
"Aidés de groupes de résistants formés après le coup d'État, des centaines de combattants expérimentés et plutôt bien armés sont parvenus à attaquer simultanément des sites clés de la junte. Ils se sont emparés de plusieurs villes et villages de la région, ont pris le contrôle d'avant-postes militaires et coupé d'importantes routes commerciales vers la Chine", détaille Thomas Kean, qualifiant cette attaque de "plus gros revers de la junte sur le terrain depuis longtemps".
Officiellement, cette offensive conjointe avait pour objectif de s'attaquer aux activités criminelles qui pullulent dans cette zone frontalière, notamment dans la région sinisante du Kokang. Depuis 2009, cette dernière est dominée par une milice projunte qui s'enrichit grâce à la production de drogues et à toutes sortes de trafics illégaux, comme la prostitution ou la fraude en ligne.
"Depuis mai, Pékin demande à l'armée birmane de renforcer le contrôle de sa milice à la frontière, en vain", explique Thomas Kean. "L'Alliance de la fraternité a donc profité de cette inaction de la junte pour lancer ses attaques sous couvert de lutte contre la criminalité." Une manière, pour l'alliance, d'éviter une réaction négative de la Chine à son encontre, selon le spécialiste.
"Une façon, aussi, de porter un coup dur diplomatique à la junte, alliée traditionnelle de Pékin", abonde Kyaw Win, directeur de l'ONG Burma Human Rights Network, basée au Royaume-Uni. Peu après l'attaque, Pékin a en effet manifesté "son vif mécontentement" en déplorant des victimes chinoises au Kokang. "Et la Chine est censée construire au Kokang une grande liaison ferroviaire dans le cadre des 'Nouvelles routes de la soie'. Elle veut donc la stabilité à sa frontière", poursuit le spécialiste. "Or, devant cette offensive, la junte ne semble plus pouvoir la lui garantir."
Attaques en série
Mais surtout, ces attaques d'une ampleur inédite dans le Nord semblent avoir entraîné une réaction en chaîne sur le terrain. "Ces victoires ont, en quelque sorte, galvanisé les groupes armés dans le pays", poursuit Thomas Kean.
Dès le 6 novembre, des groupes armés annonçaient avoir pris le contrôle de la ville de Kawlin, 25 000 habitants, dans la région de Sagaing. Le lendemain, les forces de la résistance assuraient avoir pris Khampat, une ville de l’ouest du pays. "Et les combats se sont ainsi répandus progressivement, avec des fronts dans plusieurs régions", résume Kyaw Win. "Aujourd'hui, selon les chiffres avancés par les différents groupes ethniques, l'armée aurait perdu une centaine de postes militaires et le contrôle d'une cinquantaine de villes et de villages. Les groupes ethniques auraient par ailleurs réussi à s'emparer de nombreuses armes et de véhicules."
Pourtant, le chef de la junte, Min Aung Hlaing, s'était engagé dès le 2 novembre à lancer une contre-attaque dans le nord du pays. "Nous allons prendre les actions requises pour contrer les actes de terrorisme", avait-il prévenu, annonçant une réunion d’urgence avec ses chefs militaires.
Mais devant la multiplicité des fronts, la Tatmadaw semble, à l'inverse, montrer ses faiblesses. "Comme souvent depuis le début de la guerre civile, elle rétorque avec des frappes aériennes mais ses forces mobiles, sur le terrain, apparaissent limitées et débordées", juge Thomas Kean.
Depuis le coup d’État, la Tatmadaw fait face à une pénurie de combattants. Dans une note publiée en mai, le chercheur Ye Myo Hein estimait que "l’armée compte actuellement environ 150 000 personnes, dont 70 000 soldats de combat." Selon lui, depuis le 1er février 2021, au moins 21 000 militaires ont été tués, ont déserté ou ont fait défection.
"Ce que montre la situation actuelle, c'est que la pression sur l'armée birmane est plus forte que jamais", insiste Kyaw Win. "Aujourd'hui, elle manque d'hommes et de moyens. Elle perd chaque jour du terrain dans les campagnes et se trouve progressivement cantonnée aux grandes villes comme Rangoun ou Mandalay."
"La Tatmadaw peut désormais s'effondrer", espère-t-il, appelant la communauté internationale à l'action. "C'est le moment ou jamais pour agir et rétablir la paix en Birmanie."
Un tournant ?
"Il est vrai que les derniers événements montrent que l'armée birmane est dans un moment critique. Jusqu'ici, elle n'avait jamais perdu autant de terrain ou même des villes entières", concède de son côté Thomas Kean. "Mais elle a déjà montré dans le passé qu'elle était capable de renverser la tendance. Toute la question, dans les prochaines semaines, sera de savoir si elle sera capable ou non de récupérer les territoires perdus."
Avant de voir le régime "capituler", "il est plus probable que l'armée redouble d’efforts pour reprendre le dessus et que cela entraîne une hausse des violences et des bombardements", déplore le spécialiste. "Le pays risque de sombrer dans une spirale toujours plus brutale où les civils paieront un lourd tribut." Au moins 75 civils, dont des enfants, ont été tués depuis le 27 octobre, 94 autres blessés, et plus de 200 000 personnes ont été déplacées, selon l'ONU.
Un acteur pourrait à tout moment venir renverser la donne : la Chine. "Même si, jusqu’à présent, Pékin a largement laissé les combats suivre leur cours dans l'État Shan, cela pourrait ne pas durer. Pékin a bien plus d’influence sur les événements qui se déroulent à sa frontière que tout autre acteur international", termine Thomas Kean. "La Chine peut tout aussi bien faire pression sur les groupes ethniques que sur la junte pour mettre fin aux combats et enliser le conflit dans un statu quo."