Il était, depuis quelques jours, le point chaud de l’opération terrestre israélienne dans la bande de Gaza, menée en représailles aux attaques terroristes du Hamas, perpétrées le 7 octobre en Israël.
Mercredi 15 novembre, des soldats israéliens ont pénétré à l’intérieur même de l'hôpital al-Chifa, qui symbolise malgré lui le calvaire des habitants de Gaza pris au piège du conflit entre l’État hébreu et le mouvement islamiste palestinien et la guerre de communication qu’ils se livrent au sujet du bâtiment. Officiellement, il s’agit pour Israël d’une opération "ciblée [...] contre le Hamas dans un secteur spécifique de l'hôpital".
Un conseiller du Premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré que l'armée avait trouvé des armes et d'"autres choses". "Nous sommes entrés dans l'hôpital sur la base de renseignements exploitables", a assuré Mark Regev à la chaîne de télévision américaine MSNBC. Selon les autorités israéliennes, aucun affrontement ni aucun accrochage ne se sont produits à l'intérieur du centre hospitalier, que ce soit avec les civils, les patients ou le personnel soignant.
The IDF claims it found a weapon cache inside the MRI department of the Shifa hospital in central #Gaza pic.twitter.com/Nx2hGGMulv
— Michael A. Horowitz (@michaelh992) November 15, 2023Des déclarations immédiatement contestées par le ministère de la Santé du Hamas, qui a déclaré que l’armée israélienne "n'avait trouvé ni armes ni équipement" militaire.
Des témoins se trouvant à l'intérieur du bâtiment ont décrit à Reuters une situation en apparence calme alors que les soldats fouillaient les lieux. Des tirs sporadiques ont été entendus, sans que des victimes ne soient signalées dans l'immédiat à l'intérieur du bâtiment.
Dans la soirée, un journaliste collaborant avec l'AFP a rapporté que les soldats et chars israéliens s'étaient retirés de l'hôpital pour se repositionner autour du complexe. De leur côté, le Comité international de la Croix-Rouge et l'Organisation mondiale de la Santé se sont dits "extrêmement inquiets" de l'impact sur les personnels médicaux, les patients et les civils qui ont trouvé refuge dans l'hôpital.
Depuis des années, les Israéliens accusent le Hamas d'utiliser les hôpitaux de Gaza comme des bases. Et pour eux, pas de doute, le Hamas "opère à l'intérieur et sous" l'hôpital Al-Chifa, le plus important de l’enclave palestinienne.
Le 27 octobre, le porte-parole de l’armée israélienne, Daniel Hagari, a affirmé disposer "de preuves concrètes que l'hôpital était utilisé pour cacher des membres du Hamas". Il avait présenté, au cours d’une conférence de presse, des photographies et des enregistrements audio prouvant, selon lui, que le mouvement islamiste disposerait de plusieurs complexes souterrains dissimulés sous l'hôpital, accessibles par le réseau de tunnels situé sous la bande de Gaza, et une entrée dans l'un des services.
Breaking: The @IDF has released visual and audio materials which prove Hamas has stolen and is using humanitarian resources for its terrorist activities.
Let’s start with the Shifa Hospital, one of Gaza’s biggest medical centers, which is being used as a terror operations base… pic.twitter.com/hMgmtSIc2U
Des accusations appuyées le 14 novembre par la Maison Blanche, qui a affirmé disposer de renseignements américains selon lesquels le Hamas utiliserait l'hôpital al-Chifa pour diriger ses opérations militaires et probablement stocker des armes.
À plusieurs reprises, le Hamas et la direction du centre hospitalier ont nié les allégations et ont demandé l'ouverture d'une enquête indépendante. Le directeur général d’al-Chifa, Mohammed Abou Salmiya, a publiquement demandé la venue d’experts internationaux pour constater, de visu, que son hôpital ne servait pas de base opérationnelle au mouvement islamiste.
Joint au téléphone lundi par l’antenne arabophone de France 24, il a fait état d’une situation particulièrement catastrophique dans son établissement, alors privé d’électricité et encerclé par les chars israéliens.
"Alors que tout est tombé en panne, on ne peut plus parler de centre hospitalier, a-t-il confié. Il y a près de 5 000 personnes et peut-être plus ici. Des familles entières sont venues s’abriter dans les couloirs de l'établissement, et elles se retrouvent assiégées comme nous. Elles sont dans une situation très critique, sans nourriture, ni rien à boire."
"Preuves présumées"
Cependant, ce n'est pas la première fois qu’un lien est établi entre le Hamas et cet hôpital. Dans un rapport publié en 2015, l’ONG Amnesty International avait accusé le mouvement islamiste d’avoir torturé et sommairement exécuté des Palestiniens durant l’offensive militaire israélienne contre Gaza, en juillet et août 2014.
"Certaines [personnes] ont été soumises à des interrogatoires et torturées, ou autrement maltraitées dans une clinique ambulatoire désaffectée située dans l’enceinte de l’hôpital d’al-Chifa", soulignait l’ONG.
Le chef politique du Hamas à Gaza,Yahya Sinouar avait confirmé, en 2021, que son mouvement exploite un vaste réseau de tunnels "dépassant les 500 kilomètres".
Yocheved Lifshitz, une femme de 85 ans prise en otage par le Hamas le 7 octobre, a déclaré, après sa libération, qu'elle avait marché pendant des kilomètres dans des tunnels de Gaza qui ressemblaient à "une toile d'araignée".
"Il est tout à fait plausible de penser que le Hamas dispose d'une cache d'armes et d'un tunnel d'accès en-dessous [d'Al-Chifa]", estime Marina Miron, chercheuse au département d'études sur la guerre du King's College de Londres, en précisant que "toutefois, il sera très difficile de le prouver".
Les "preuves présumées" fournies par Israël jusqu'à présent ne sont tout simplement pas suffisantes, juge-t-elle. "Nous avons vu par le passé que de telles preuves peuvent être falsifiées".
Dans un article publié le 13 novembre par le New York Times, d’anciens et d’actuels responsables israéliens de la défense et du renseignement ont soutenu la thèse de l’État hébreu en décrivant plus en détail le centre souterrain situé sous l'hôpital.
Un ancien responsable du Shin Bet, le service de renseignement intérieur, et deux autres responsables israéliens ont notamment déclaré au quotidien américain que plusieurs étages avaient été creusés sous le centre hospitalier, où se trouvent des salles de réunion, des espaces de vie et des salles de stockage.
Le complexe souterrain, qui peut accueillir au moins plusieurs centaines de personnes selon eux, dépend en partie de l'électricité détournée de l'hôpital al-Chifa, ont-ils expliqué.
Le New York Times cite également des responsables américains, qui sous le couvert de l’anonymat se disent "convaincus" que le Hamas utiliserait un réseau de tunnels sous al-Chifa comme quartier général des opérations et pour le stockage d'armes.
Vérification indépendante
Cependant, le New York Times a indiqué avoir examiné des images fournies par les hauts responsables des services de renseignement israéliens qui, selon eux, montraient des entrées secrètes à l’intérieur de l’hôpital. Mais le journal a estimé que les photographies n’ont pas pu être vérifiées de manière indépendante.
"Il est très, très difficile de vérifier une grande partie du récit que les Israéliens veulent présenter alors qu’ils n'autorisent pas les journalistes indépendants à se rendre à Gaza pour recueillir des témoignages de première main sur ce qui se passe réellement sur le terrain", explique Clive Jones, spécialiste d’Israël et du Moyen-Orient à l’université de Durham, au Royaume-Uni.
"À moins que les deux parties ne soient prêtes à laisser des observateurs indépendants se rendre sur place et vérifier les affirmations des uns et des autres, tout ce que nous avons ne sont que des récits et des contre-récits", tranche-t-il.
L’explosion qui a frappé l'hôpital al-Ahli Arabi de Gaza, le 17 octobre, a illustré la difficulté d'établir les faits lorsque l'accès au terrain est restreint et que les autorités israéliennes et le Hamas se renvoient la responsabilité. Jusqu'ici, seul le mouvement islamiste a déclaré qu'il accueillerait favorablement une enquête, ce qui nécessiterait de garantir un accès sûr à une équipe d'experts indépendants avec, en parallèle, l’analyse d’une quantité de data, d’images, de cartes et d’images satellite.
Dans les circonstances actuelles, une telle perspective est hautement improbable. Ce qui est favorable au Hamas, indique Marina Miron. "Pour eux, il est bénéfique de présenter [le récit] comme des atrocités israéliennes visant l'hôpital".
L'accent mis sur la crise humanitaire dans les hôpitaux a renforcé les appels internationaux en faveur d'un cessez-le-feu qui, pour le Hamas, signifierait probablement une occasion de "se regrouper, de se rétablir et de frapper à nouveau", développe Marina Miron.
Boucliers humains
En matière de droit international, les hôpitaux ont droit à une protection pendant les conflits. Mais ils peuvent devenir des cibles légitimes sous certaines conditions, notamment s'ils sont utilisés à des fins militaires.
C'est sur cette base que les troupes israéliennes ont frappé des cibles près des hôpitaux de Gaza, voire des cibles situées à l'intérieur de ceux-ci, et sont entrées dans des bâtiments médicaux.
C'est sur cette base que les troupes israéliennes ont frappé des cibles près des hôpitaux de Gaza, voire des cibles situées à l'intérieur de ceux-ci, et sont entrées dans des bâtiments médicaux.
L'ambassadeur palestinien auprès de l'ONU, Riyad Mansour, a déclaré le 10 novembre que les hôpitaux de l'enclave étaient devenus la "cible principale" des attaques israéliennes.
Mais il est également difficile d'établir avec précision dans quelle mesure Israël cible les hôpitaux.
"Israël affirme qu'il n'a pas touché les hôpitaux en tant que tels et qu'il ne tire pas sur les hôpitaux eux-mêmes, indique Clive Jones. À moins d’une vérification indépendante, nous ne savons pas dans quelle mesure ces affirmations sont vraies."
L’État hébreu affirme quant à lui que le Hamas utilise les employés et les patients d'al-Chifa comme "boucliers humains" pour protéger son centre d'opérations. Des affirmations également avancées par son allié américain.
Le 13 novembre, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale du président américain Joe Biden, a déclaré que les États-Unis "ne veulent pas assister à des échanges de tirs dans les hôpitaux où des innocents – des patients recevant des soins médicaux – sont pris entre deux feux". Mais il a soutenu les allégations israéliennes accusant le mouvement au pouvoir à Gaza "d’opérer d’une manière qui dépasse les limites de toute conception civilisée de l’utilisation d’un hôpital et de boucliers humains".
"Sans entrer dans des informations transmises par les renseignements, nous pouvons nous contenter de prendre en compte les sources qui indiquent que le Hamas utilise les hôpitaux comme il utilise de nombreuses autres structures pour ses centres de commandements et pour ses cellules de crise, pour stocker des armes, pour héberger des combattants – et ce sont des violations des lois qui régissent les guerres”, a-t-il ajouté.
"Ceci n'est pas un hôpital"
Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l'Union européenne, a apporté un soutien tacite au récit israélien en condamnant "l'utilisation par le Hamas d'hôpitaux et de civils comme boucliers humains" dans la bande de Gaza, tout en appelant Israël à une "retenue maximale" afin de protéger les civils dans la guerre en cours.
Le Hamas a répliqué en qualifiant les commentaires de Josep Borrell de "scandaleux et inhumains" et a estimé qu’ils servaient de "couverture" à Israël pour "commettre davantage de crimes contre des enfants et des civils sans défense".
Dans un contexte qui rend quasiment impossible l'acheminement de l’aide humanitaire dans la bande côtière palestinienne, l’ONG Médecins sans frontières (MSF) a mis en garde contre un récit qui constitue un "danger" supplémentaire pour les hôpitaux et les civils de Gaza.
"Le phénomène de la relativisation, voire de la négation de la souffrance de la population palestinienne aujourd’hui, va en s’aggravant", dénonçait le 7 novembre Claire Magone, directrice générale de MSF, lors d’une conférence de presse organisée à Paris.
"'Ceci n’est pas un hôpital’, nous dit-on quand un hôpital est menacé de bombardements, ou quand les autorités israéliennes multiplient les annonces enjoignant aux patients et aux blessés d’évacuer, sous peine de voir l’hôpital détruit, a-t-elle ajouté. 'Ceux-ci ne sont pas des civils', nous dit-on aussi, après une frappe sur un camp de déplacés. Et peut-être bientôt ‘ceux-là n’étaient pas des secouristes', si nous sommes nous-mêmes victimes de bombardements."
Selon l’AFP, en se retirant de l’hôpital mercredi, les soldats israéliens ont laissé derrière eux des médicaments, de la nourriture pour nourrissons et des bouteilles d'eau.
Contrairement au Hamas, qui ne prétend pas respecter les conventions internationales, "il incombe à Israël de prouver qu'il ne viole pas le droit humanitaire international", rappelle Marina Miron.
"Un seul faux pas ou une seule vidéo du Hamas montrant des soldats israéliens en train de tirer à l'intérieur de l'hôpital serait très préjudiciable", conclut-elle.
Cet article a été adapté de l'anglais. L'original est à retrouver ici.