Les services ukrainiens de renseignement n’auraient pas perdu le nord. Une nouvelle "preuve" de l'implication ukrainienne dans le sabotage en mer Baltique des gazoduc Nord Stream 1 et 2, a été apportée par le Washington Post et le magazine allemand Der Spiegel, samedi 11 novembre. Ces deux journaux affirment avoir retrouvé le "cerveau" ukrainien de l'opération.
Roman Chervinsky, un vétéran ukrainien de l’espionnage, aurait "coordonné" l’équipe de six saboteurs soupçonnés d’avoir fait sauter des charges explosives près de Nord Stream le 26 septembre 2022, ont affirmé aux deux journaux plusieurs sources "à la fois ukrainiennes et parmi les équipes internationales d’experts en sécurité connectées à ce dossier", affirme le Spiegel.
"Tête brulée" ou "patriote" ?
Âgé de 48 ans, cet expert des "actions clandestines" passait déjà pour un personnage controversé avant même que son nom n’apparaisse dans l’affaire du gazoduc. Il est en détention provisoire depuis avril 2023 à Kiev dans l’attente du procès de son implication dans une opération à haut risque, qui s’est soldée par une débâcle pour les services de renseignement.
Roman Chervinsky est, en effet, accusé d’avoir monté une opération, à l’été 2022, pour recruter des pilotes russes comme agents doubles… avant de se rendre compte qu’ils étaient restés loyaux à Moscou. Ils avaient même fourni les coordonnées d’un aéroport militaire aux Russes qui s’étaient ensuite empressés de le bombarder. À cette époque, il avait rejoint les "forces spéciales" de l’armée ukrainienne, spécialisées dans les opérations de renseignement et de sabotage.
Ce raté avait poussé les autorités ukrainiennes à se désolidariser de leur espion affirmant qu’il avait fait cavalier seul et avait outrepassé ses prérogatives. Depuis lors, il apparaît pour une partie de l’opinion ukrainienne comme un "risque tout" qui met en danger la sécurité nationale, tandis que ses défenseurs le qualifient de "grand patriote" qui avait réussi en 2019 l’un des plus beaux coups des services ukrainiens de renseignement. Il avait réussi à capturer un "témoin russe" censé détenir les preuves de l’implication russe dans le crash du vol MH17 de la Malaysia Airlines au-dessus du Donbass en 2014.
Sollicité par le Washington Post et le Spiegel, Roman Chervinsky a accusé, à travers ses avocats, la "propagande russe" de vouloir lui faire porter le chapeau pour le sabotage de Nord Stream. Kiev, de son côté, a refusé de commenter ces "révélations" des deux médias occidentaux.
Ces nouveaux éléments viennent rappeler que derrière la guerre des tranchées en Ukraine, il y a aussi une guerre des services de renseignement. Car nonobstant l’imbroglio autour de l’implication de Roman Chervinsky, il n’en demeure pas moins que face à la grande machine à espionner russe, les agents ukrainiens "se sont montrés à la hauteur et leurs actions ont eu un impact sur le cours du conflit", assure Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Lourd héritage soviétique
Leurs activités ont démontré que les services ukrainiens de renseignement ont fait un sacré chemin depuis leurs heures sombres, après la chute de l’Union soviétique. "Jusqu’à 2014 environ, personne ne les prenait vraiment au sérieux. Ils étaient essentiellement utilisés pour chasser les opposants politiques et étaient accusés d’être très corrompus", souligne Jeff Hawn.
Des critiques qui valaient aussi bien pour les deux principales agences de renseignement, le SBU - le service de contre-espionnage qui dépend du ministère de l’Intérieur - et le GUR, l’agence de renseignement militaire.
Après la révolution pro-européenne de Maïdan en 2014 et le glissement géopolitique vers l’Occident de Kiev, la situation a évolué. La vague de modernisation de l’État n’a pas épargné les services de renseignement, même si l’héritage soviétique - l’Ukraine était le deuxième plus important centre d’opération pour le KGB dans les anciennes républiques soviétique - a rendu la tâche d’autant plus ardue.
L’une des principales nouveautés des dix dernières années a été de rajouter une troisième tête à l’aigle de l’espionnage ukrainien. En 2016, l’armée s’est ainsi dotée de sa propre agence, les Forces opérationnelles spéciales (SSO), censée être des combattants d’élite.
Le parcours de Roman Chervinsky illustre à quel point ces trois services peuvent se marcher sur les pieds. Il a, en effet, occupé des fonctions similaires à la fois au sein du SUB, puis de GUR, avant de rallier les forces spéciales, rappelle le Spiegel.
Poil à gratter mortel
Depuis le début de la grande offensive russe de février 2022, les opérations imputées aux agents ukrainiens - jamais officiellement confirmées par Kiev - ont démontré un mode opératoire inspiré des méthodes occidentales "et une détermination presque suicidaire qui rappelle l’approche jusqu’au-boutiste des agents du KGB", résume Jenny Mathers, spécialiste des services de renseignement russe à l’université de d'Aberystwyth, au pays de Galles.
L’opération la plus surprenante, pour elle, a été l’assassinat de Daria Douguina, la fille de l'idéologue ultranationaliste Alexandre Douguine en août 2022, qui serait l’œuvre d’agents ukrainiens selon Washington. "Il peut paraître étonnant de mobiliser des précieuses ressources en temps de guerre pour viser une personnalité qui ne participe pas directement à l’effort de guerre", souligne Jenny Mathers.
À priori, les opérations de sabotage menées contre le pont de Crimée, l’assassinat en Russie du commandant de sous-marin Vladislav Rzhitsky en juillet 2023 - accusé d’avoir ordonné une frappe de missile sur une ville ukrainienne ayant fait plus de 20 morts civils - semblent être plus en phase avec les objectifs de guerre.
Mais, en fait, "ces actions démontrent que les services de sécurité ont deux objectifs : affaiblir l’effort de guerre russe - en visant des militaires et des infrastructures - et démontrer que rien ni personne n’est hors de portée, même s’il s’agit de proches de Vladimir Poutine qui vivent à Moscou", assure Jenny Mathers. Le sabotage du gazoduc Nord Stream pourrait ainsi entrer dans cette logique de prouver que les services secrets ukrainiens ont le bras long et peuvent frapper les intérêts russes n’importe où.
Pour elle, il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de toutes ces opérations sur le cours du conflit. Mais "même si ce sera toujours moins décisif qu’une percée de char, ces opérations laisseront des traces", veut croire Jeff Hawn. Pour cet expert, ces espions ukrainiens sont un poil à gratter mortel permanent pour les Russes en leur rappelant que la guerre se déroule aussi loin de la ligne de front.