C'est une maladie qui ravage les élevages de volailles, décime les oiseaux sauvages et atteint maintenant les mammifères. La grippe aviaire sera-t-elle à l'origine de la prochaine pandémie humaine ? Les scientifiques suivent le virus de près pour prévenir le pire.
Les élevages de canards sous pression
Jean-Christophe Dardenne est éleveur de canards à l’Isle-Jourdain dans le Gers. En temps normal, ses bêtes sont élevées en plein air. Mais à cause de l’épidémie de grippe aviaire, ses volailles sont confinées depuis quelques mois. Une décision compliquée à assumer pour Jean-Christophe, qui n’a pas les infrastructures nécessaires en intérieur.
"C’est quelque chose de difficile à vivre pour eux et pour nous", témoigne-t-il. "Certains lots ne verront jamais le jour et le soleil." Selon lui, les animaux confinés vont se développer moins vite et moins bien, entraînant une perte de production globale de viande et de foie gras. L'éleveur vit sous la menace permanente que la maladie soit détectée sur son exploitation, ce qui obligerait les services vétérinaires à abattre toutes ses bêtes. Pour l’instant, ce scénario a été évité dans sa ferme qui n'est pas touchée directement par le virus. "Moi ça me parait une aberration totale ce type de gestion, ça pose vraiment beaucoup de soucis pour l’avenir", s’inquiète l'éleveur, pour qui la vaccination est la solution pour sortir de cette impasse.
La vague la plus dévastatrice de l’histoire
Ce virus hautement pathogène, dont le nom de code est H5N1, ne date pourtant pas d’hier. Identifié pour la première fois dans un élevage d'oies en Chine en 1996, la grippe ou influenza aviaire se transmet entre oiseaux par les déjections et les sécrétions respiratoires.
La vague qui touche l’Europe est la quatrième depuis 2015. D ’une ampleur inédite, elle est la plus dévastatrice de l'histoire du continent. Au total, 47,7 millions de volailles ont été euthanasiées sur le continent en 2022, dont 16 millions rien qu’en France. Le pays est particulièrement impacté.
Le virus, qui sévit normalement en hiver, se comporte de façon inhabituelle. Cette fois, il a continué à se propager tout au long de l’année, y compris en été en défiant les saisons. Les scientifiques s'en inquiètent. Le virus infecte un spectre plus large d’oiseaux et de nombreuses autres espèces comme des mammifères.
Un scénario Covid-19 ?
La grande question concerne aujourd’hui le risque de transmission à l’homme. Il est pour l’instant faible, mais pas inexistant. Plus le virus se propage, plus il va évoluer. Les scientifiques surveillent donc de près les mutations du virus pour mieux préparer la riposte.
C'est au sein du laboratoire national de référence sur l’influenza aviaire à Ploufragan, en Bretagne, qu’arrivent les échantillons prélevés dans les fermes de tout le pays. Les scientifiques les analysent pour détecter la présence de la souche H5N1. Béatrice Grasland, virologue, confirme la virulence de cette vague : "C ’est sans précédent, c’est trois fois plus [de foyers, NDLR] que les épizooties précédentes."
Pour l’instant, le virus est aviaire, c'est-à-dire uniquement contagieux chez les oiseaux. Mais les chercheurs surveillent la transmission chez d’autres espèces animales, notamment chez les mammifères. En 2022, un chat domestique a été contaminé. "Le risque d’avoir des virus qui peuvent s’adapter à l’homme et provoquer des futures potentielles pandémies augmente", prévient Béatrice. Contrairement au Covid-19, le vaccin contre la grippe aviaire existe déjà. "On a potentiellement un virus qui n’a jamais été rencontré par l’homme", poursuit la chercheuse. "Donc on aurait une épidémie sans précédent auquel il faudrait faire face rapidement".
Les oiseaux sauvages : vecteurs et nouvelles victimes
L'épidémie frappe avec une intensité nouvelle les oiseaux sauvages. Habituellement, ces derniers portent et transmettent la maladie lors des migrations, sans être particulièrement décimés. Mais aujourd’hui, la tendance est tout autre : les oiseaux sauvages meurent par milliers. "Ici en France, nous avons constaté qu’il y avait deux grands groupes d'oiseaux qui ont été touchés", explique Cédric Marteau, directeur du pôle protection de la nature, à la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO). "D’abord les rapaces (...) Au niveau mondial on n’avait jamais vu de vautour contaminé par la grippe aviaire. Et puis les oiseaux marins".
Triste exemple : le Fou de Bassan, une espèce d'oiseaux de mer qui vit en Bretagne. Au total, 40 % des adultes sont morts, et 90 % des poussins. Une hécatombe qui inquiète pour l’avenir. "On va avoir beaucoup de mal à ce que la population se relance", anticipe Cédric Marteau. La principale inquiétude étant que le virus se fixe sur une espèce déjà en danger d'extinction.
À 500 kilomètres de là, en région parisienne, les mouettes mortes flottent sur le lac de Viry-Châtillon, dans l’Essonne. Les services du Grand-Orly Seine Bièvre ont ramassé pas moins de 1 400 oiseaux en trois semaines au mois de février. Des mouettes donc, mais aussi des goélands, des canards, des cygnes et des poules d’eau. Sébastien Viprey, responsable biodiversité de l'unité des lacs du Grand-Orly Seine Bièvre, repêche les oiseaux morts avec son épuisette. Ils seront ensuite stockés dans un grand réfrigérateur, puis envoyés à l'équarrissage. "On ne pensait pas qu’on allait arriver à ce taux", avoue Sébastien, humblement. "C’est du jamais-vu". Il conseille aux promeneurs de ne jamais toucher ou ramasser ces animaux morts qui, malheureusement, gisent au bord de l’eau.
Vacciner en masse à l’automne 2023
Selon les service vétérinaires officiels, il est impossible aujourd’hui de contrôler l’infection sans passer par la case de la vaccination massive. Le gouvernement français s'est fixé l'objectif de lancer la première vaccination de volailles à l'automne 2023. Jean-Luc Guérin pilote les essais à l’ École nationale vétérinaire de Toulouse. Des tests avec deux solutions vaccinales sont menés grandeur nature sur des fermes partenaires. Les animaux sont suivis de près pour détecter les anticorps.
En parallèle, des tests moléculaires sont effectués pour vérifier que le virus ne circule pas dans les troupeaux vaccinés. "On sait qu’en France, les palmipèdes, dont les canards, jouent un rôle prépondérant dans la dynamique d’infection", explique Jean-Luc Guérin. "Ce qui veut dire que si on arrive à contrôler l’infection chez le canard, on gagne une grande partie du contrôle de la maladie."
L’enjeu principal est de s’assurer que les animaux vaccinés ne sont pas des porteurs sains du virus et donc potentiellement transmetteurs. D’où une méfiance à l’échelle internationale, envers les bêtes vaccinées. Mais aujourd’hui, l’ampleur de l’épidémie gomme quelque peu ces réticences, qui deviennent presque secondaires, après l’urgence d’endiguer la propagation dans les élevages.