
La contestation contre le projet de réforme de la justice en Israël du Premier ministre Benjamin Netanyahu ne cesse de prendre de l’ampleur. Lundi, de nouvelles manifestations ont eu lieu à Jérusalem. David Khalfa, fin observateur de la vie socio-politique israélienne, décrypte un "mouvement de masse" et analyse le profil des manifestants.
La mobilisation contre le projet de réforme de la justice défendu par le gouvernement de Benjamin Netanyahu et ses alliés d'extrême droite ne faiblit pas en Israël. Bien au contraire. Lundi 20 février, plusieurs dizaines de milliers de manifestants sont rassemblés près du Parlement à Jérusalem, où doit se dérouler dans la soirée un vote en première lecture sur cette loi jugée dangereuse pour la démocratie par ses détracteurs.
Une semaine plus tôt, une manifestation monstre avait eu lieu devant le Parlement alors que commençait l'examen d'une partie des articles de la loi.
En parallèle de la mobilisation autour de la Knesset, samedi, et pour la septième semaine consécutive, des milliers d'Israéliens ont également manifesté dans plusieurs villes du pays contre ce projet annoncé début janvier par le ministre de la Justice, Yariv Levin.
Jugé nécessaire par le Premier ministre et ses alliés pour rétablir un rapport de force équilibré entre les élus et le pouvoir judiciaire, ce projet comprend notamment l'introduction d'une clause "dérogatoire" offrant la possibilité au Parlement d'annuler à la majorité simple une décision de la Cour suprême. Cette dernière verrait par ailleurs son indépendance remise en cause puisque le texte doit permettre au pouvoir politique de nommer directement les juges siégeant dans la juridiction.
Un "mouvement de masse"
"Le mouvement de protestation n’est clairement pas en train de s'essouffler, estime David Khalfa, codirecteur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à la Fondation Jean-Jaurès. Au contraire, après avoir rapidement pris de l’ampleur ces dernières semaines, il est en train de basculer dans une autre phase puisqu’on assiste à un élargissement de la contestation, qui était un mouvement de niche au départ, pour devenir un mouvement de masse."
David Khalfa rappelle que la protestation a débuté principalement à Tel-Aviv, il y a sept semaines, en rassemblant lors d’une manifestation quelques milliers de personnes, notamment issues de la bourgeoisie laïque et de l’élite intellectuelle libérale et progressiste. Mais aussi de groupes marqués à gauche et au centre-gauche ayant participé aux manifestations contre Benjamin Netanyahu en 2021 pour exiger sa démission après les premières accusations de corruption le visant.
"Le mouvement a pris de l’ampleur dès la deuxième semaine en réunissant quelques dizaines de milliers personnes, jusqu’à atteindre la semaine suivante des centaines de milliers de personnes, ce qui est loin d’être anodin dans un pays qui compte quelque 9 millions d’habitants, note-t-il. Ce qui est frappant, sept semaines plus tard, c’est sa transversalité. On observe désormais la diversité de son socle idéologique et sociologique, puisque des gens, comme les avocats ou les startupers, qui se sont toujours tenus à l’écart de toute sorte de protestation ont rejoint des vétérans et des habitués de la manifestation."
Cet observateur avisé de la vie politique israélienne souligne qu’au départ, il existait un clivage au sein des manifestations "entre ceux qui ne veulent pas séparer la question de la lutte contre l’occupation et la défense de la démocratie en Israël, et ceux qui au contraire estiment qu’il faut ouvrir les rangs de la contestation, y compris au centre et à la droite libérale", afin de rassembler le plus largement possible les Israéliens derrière les slogans prodémocratie.
"Et c’est plutôt cette dernière ligne qui est en train de l’emporter parce que l’on voit de plus en plus des manifestants appartenant aux milieux des sionistes religieux et des orthodoxes à Tel-Aviv, Jérusalem et dans d’autres grandes villes du pays, souligne-t-il. En plus des universitaires, des startupers, des banquiers et des avocats, nous avons vu parmi les manifestants des anciens des services de sécurité, des ex-patrons du Shin Bet et du Mossad, comme Yoram Cohen, un sioniste religieux, ou encore Yossi Cohen, tous deux nommés à leur poste par Benjamin Netanyahu, mais aussi des militaires, parmi lesquels des anciens chefs d’état-major."
"L’opposition à cette réforme transcende le clivage gauche-droite"
Selon David Khalfa, Benjamin Netanyahu ne s’attendait pas à voir se dresser contre son projet un mouvement de contestation transpartisan d’une telle ampleur.
"Rien que de ce point de vue, on peut déjà parler d’un échec pour le Premier ministre, qui a pourtant essayé de convaincre l’opinion et la communauté internationale qu’il s’agissait d’une réformette, estime-t-il. Sauf que la population israélienne n’est pas dupe. Elle a compris l’enjeu, et pour elle, il est existentiel, dans le sens où cette question est directement liée à l’avenir du pays et à son caractère démocratique."
Et de poursuivre : "On constate dans les sondages qu’une majorité d’Israéliens, de gauche et droite confondues, s’opposent à cette réforme précisément, sans pour autant être contre une réforme de la justice en soi, souligne David Khalfa. Selon un récent sondage, 42 % des électeurs du Likoud sont opposés à la réforme de Netanyahu ; c’est un chiffre très parlant qui démontre que l’opposition à cette réforme transcende le clivage gauche-droite."
Dimanche soir, le président israélien Isaac Herzog – qui n’exerce qu’un rôle essentiellement protocolaire – a fait part de ses inquiétudes. "Nous sommes face à une épreuve cruciale. Je vois les divisions et fissures entre nous, qui deviennent de plus en plus profondes et douloureuses", a-t-il dit.
Le 12 février, il s'était adressé à la nation dans un discours télévisé, appelant Benjamin Netanyahu à mettre sur pause le processus législatif et à discuter avec l'opposition afin d'atteindre un compromis dans un pays "au bord de l'effondrement constitutionnel et social".
Pour David Khalfa, le rapport de force imposé par la rue "oblige" Benjamin Netanyahu à être sur la défensive en accusant la gauche d’agiter la rue et à se justifier sur la scène intérieure et sur la scène internationale. L’ancien Premier ministre et chef de l'opposition Yaïr Lapid a accusé Benjamin Netanyahu, jugé pour corruption dans plusieurs affaires, de vouloir servir ses intérêts personnels avec une réforme qui pourrait être utilisée pour se protéger d’une éventuelle condamnation.
"Ces manifestations ont l’écoute bienveillante de la communauté internationale, ce qui permet aux États-Unis et à la France en particulier de plaider en faveur d’un compromis, analyse David Khalfa. Ce climat de contestation ne permet pas au Premier ministre et à ses alliés de passer en force, et les oblige au contraire à prendre en compte les demandes de la rue, ou du moins à faire semblant de négocier."
D’autant plus que la mobilisation risque de prendre une nouvelle tournure.
"Si le mouvement a débuté avec des manifestations pacifiques – elles le sont toujours –, il y a une forme de radicalisation qui émerge, comme nous l’avons constaté ce matin avec des protestataires qui ont cherché à empêcher des parlementaires voulant voter la réforme à la commission des lois de se rendre à la Knesset. Ce qui est assez inédit dans l’histoire politique du pays."
Lundi, la police israélienne a annoncé l'arrestation d’activistes ayant tenté de bloquer dans la matinée des routes et l'entrée du domicile de Tally Gotlib, une élue du Likoud, le parti de Benjamin Netanyahu.
De leur côté, les médias locaux ont rapporté que le Shin Bet, le service de renseignement intérieur, a lancé un avertissement au ministre de la Justice Yariv Levin concernant la montée de la violence dans le pays face au projet de réforme judiciaire en l'appelant "à faire tout ce qui était possible pour calmer les esprits et empêcher une dégradation de la situation".
"On voit bien désormais que certains groupes ont opté pour une stratégie d’actions directes de désobéissance civile et de blocages de routes pour obliger Netanyahu et ses alliés à renoncer ou à négocier en suspendant la réforme, poursuit David Khalfa. C’est aujourd'hui l'objectif a minima des manifestants, et si Netanyahu persiste, le mouvement pourrait se radicaliser encore plus."
La tentative de blocage de la maison de Tally Gotlib a été fermement condamnée par Benjamin Netanyahu ainsi que par son rival Yaïr Lapid, même si ce dernier n’est pas à la tête de la contestation.
"Dans un premier temps, les leaders de l’opposition n’étaient pas vraiment les bienvenus dans les manifestations parce que leurs divisions étaient jugées responsables du retour aux affaires de Netanyahu, indique David Khalfa. Depuis, ils ont participé à des manifestations, mais en rangs dispersés avec en filigrane une querelle d’ego entre les deux principales figures, l'ex-ministre de la Défense Benny Gantz et Yaïr Lapid [les deux centristes étaient présents à la manifestation de ce lundi, NDLR]."
Même s’ils reviennent aujourd’hui peu à peu dans le jeu, David Khalfa estime qu’il est beaucoup trop tôt pour savoir qui des deux va tirer des bénéfices politiques de ce mouvement massif.
"Ce mouvement polymorphe, civique et prodémocratie vient de la base, du terrain, et ne veut surtout pas être instrumentalisé par des forces politiques, afin d’éviter qu’il ne s’étouffe et de continuer à accueillir à bras ouverts tous ceux qui s’opposent à cette réforme, conclut-il. Entretenu par des comités directeurs et des vétérans de la mobilisation qui lancent des appels à manifester sur les réseaux sociaux, il n’a pas fait émerger de leader. C’est à la fois sa force et sa faiblesse."