Près de deux semaines après la mort de trois Kurdes rue d'Enghien, les services français attendent samedi à Paris entre 10 000 et 15 000 personnes "dans un climat extrêmement tendu" aux commémorations de l'assassinat, il y a dix ans, de trois militantes kurdes dans la capitale. L'occasion pour notre correspondant en Turquie de revenir sur les incompréhensions qui minent les relations entre Paris et Ankara sur la question kurde, trop souvent confondue ou réduite avec celle du terrorisme.
"Lors de l'attaque raciste du 23 décembre, trois membres ou sympathisants du PKK ont été tués." C'est ainsi que l'ambassadeur turc, Ali Onaner, réagit à la tuerie de la rue d'Enghien : "Les premiers éléments communiqués par les autorités judiciaires françaises ont définitivement mis fin à la propagande du PKK tentant d'insinuer un lien avec un pays étranger."
Cette intransigeance explique sans doute pourquoi les funérailles de l'une des victimes, le chanteur Mir Perwer, qui se sont tenues jeudi à Mus, dans l'est de la Turquie, ont été émaillées de tension.
Le 2 décembre, Mir Perwer et deux autres personnes ont été tués au centre culturel Ahmet Kaya, à Paris. Un établissement qui abrite le siège du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F), connu pour sa proximité avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. "Comment des terroristes revendiquant ouvertement leur appartenance au PKK peuvent-ils bénéficier d'une telle impunité en plein Paris, dans un lieu à propos duquel la justice française a pris une décision de dissolution à cause de liens établis avec le terrorisme ?", se demande le diplomate, en poste à Paris depuis décembre 2020.
Fondé en 1978 par Abdullah Öcalan, le PKK est une organisation politique armée considérée comme terroriste par la Turquie mais aussi par l'Union européenne, et donc la France. Le 14 décembre, la Cour de justice de l'Union européenne a rejeté la demande du PKK d'être retiré de la liste des organisations terroristes, estimant qu'elle ne pouvait pas "remettre en cause l'appréciation du Conseil relative à la persistance d'un risque d'implication terroriste du PKK".
Des membres de ce groupe ont été inquiétés par la justice française pour extorsion de fonds, association de malfaiteurs ou financement du terrorisme. Pourtant, si le chercheur Didier Billion, directeur adjoint de l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques) spécialisé sur la Turquie, estime qu'il faut "dissocier la question kurde de la question du PKK", l'image du groupe reste associée à celle des Kurdes en général dans l'opinion publique française.
"La méfiance vis-à-vis de la Turquie, pour des raisons qui peuvent être tout à fait fondées, a amené l'opinion française à prendre fait et cause pour les Kurdes, jusqu'à parfois considérer les membres du PKK comme des combattants de la liberté qui se battent pour nos valeurs."
Féminisme, laïcité, fédéralisme ou socialisme font partie du lexique idéologique du PKK, ce qui explique pourquoi la gauche française peut régulièrement afficher sa proximité avec le groupe, mais les valeurs revendiquées occultent une autre réalité : attentats, impôt révolutionnaire, trafic de drogue, conscription obligatoire, volonté de créer un "homme nouveau" qui n'est pas sans rappeler une certaine rhétorique fasciste, interdiction pour les cadres professionnels de se marier ou d'avoir des relations sexuelles, culte de la personnalité d'"Apo" (surnom d'Abdullah Öcalan).
La structure du groupe, l'endoctrinement qu'il pratique, les actions qu'il revendique sont bien loin des valeurs dans lesquelles la plupart des Français peuvent se reconnaître. Certains l'ignorent peut-être, d'autres préfèrent sans doute fermer les yeux en se concentrant sur ce qu'ils perçoivent comme un ennemi commun : la Turquie.
En Turquie, le groupe est accusé par les autorités d'être le seul responsable des 40 000 morts dans les violences liées à l'insurrection depuis 1984. Certains ont pu juger excessive la convocation, le 26 décembre, de l'ambassadeur français par le ministère turc des Affaires étrangères. Mais pour Ali Onaner, une telle réaction était naturelle : "Imaginez une seconde le choc et l'indignation que les images du ministre français de la Justice accueillant trois terroristes ont provoquées dans l'opinion turque."
La bascule de 2015
L'ambassadeur turc exhorte les Français à dissocier "les Kurdes avec un grand K du PKK" et assure que grâce aux initiatives de Recep Tayyip Erdoğan, les Kurdes de Turquie bénéficient aujourd'hui de droits dont ils ne disposaient pas auparavant.
Le discours officiel turc se déploie ainsi : il n'y a pas ou plus de question kurde, seulement un problème d'ordre sécuritaire avec le PKK qui ne représente pas les Kurdes. Ankara a été à l'initiative d'un processus de paix avec le PKK dans le but de diluer l'organisation terroriste dans un mouvement politique légal, le Parti démocratique du peuple (HDP). Mais la manœuvre a échoué en raison de la radicalité de certains cadres du PKK, qui ont mis le HDP sous tutelle.
En conséquence, le gouvernement turc considère le HDP comme la vitrine politique du PKK et cherche à l'interdire. Le deuxième parti d'opposition et troisième groupe au Parlement, qui représente 6 millions d'électeurs, est sur la sellette. Jeudi, la plus haute cour de justice turque a ainsi décidé de bloquer les comptes bancaires du mouvement, sur lesquels avaient été déposée l'aide du Trésor public, dans le but de le priver des fonds étatiques alloués aux partis politiques.
"Évidemment qu'il y a une question kurde en Turquie", soupire Hisyar Özsoy, porte-parole du HDP pour les Affaires étrangères. "Prétendre qu'il n'y en a pas aujourd'hui, ou la réduire à une question purement sécuritaire est le signe de l'incapacité du gouvernement à la résoudre." Pour celui qui est aussi député à l'Assemblé nationale turque, "aborder de front ce sujet historique, qui est en réalité le plus gros problème politique de la Turquie, peut bien sûr avoir des conséquences sécuritaires. Mais il faut avoir le courage de s'engager dans un processus démocratique et pacifique, comme ce fut le cas dans le passé".
Didier Billion rappelle que la rupture des négociations de paix en 2015 est intervenue après l'échec de l'AKP à obtenir une majorité absolue aux élections. Devant l'incapacité de l'opposition à former un gouvernement, un nouveau scrutin dut être organisé. Et lors de cette nouvelle campagne sur fond d'attentats et d'insécurité, Recep Tayyip Erdoğan fit le choix de mordre sur l'électorat nationaliste et de "privilégier ses intérêts électoraux à court terme". Trois ans plus tard, l'AKP s'alliait officiellement avec le MHP, le parti d'action nationaliste, violemment hostile aux Kurdes. La fenêtre d'une résolution politique du conflit s'était refermée.
Le nord syrien
Outre la complaisance d'une partie de l'opinion publique française vis-à-vis du PKK, ce qu'Ankara ne pardonne pas à Paris, c'est d'avoir fait le choix de s'allier avec des groupes kurdes syriens pour combattre les terroristes du groupe État islamique. Car pour la Turquie, ces groupes tels que le PYD, sa branche armée, le YPG, ou les FDS dont le YPG sont la tête de pont, ne forment qu'une seule et même entité avec le PKK. Ali Onaner l'assure : "Nous avons très bien compris qu'en 2015, vous vouliez empêcher un nouveau Bataclan par tous les moyens, ce qui a poussé la présidence Hollande à tenter une lutte 'low cost' en utilisant les terroristes du PKK. Mais vous devez comprendre que venir à notre frontière, armer, financer et soutenir un groupe qui constitue une menace existentielle pour la Turquie n'est pas acceptable".
Dans un rapport publié par le think tank américain New Lines Institute, Elizabeth Tsurkov définit ainsi le YPG : "Le YPG fait partie du mouvement öcalaniste mondial, dont la branche turque dominante, le PKK, a mené une insurrection contre la Turquie depuis les années 1980". La chercheuse évoque par exemple des réseaux "fidèles au PKK dans les rangs du YPG". Que des liens existent, c'est aussi ce que pense Paris, qui considère ces mouvements proches idéologiquement mais différents organiquement. Quant aux FDS, elles sont aussi composées de combattants arabes, y compris d'ailleurs d'anciens de l'Armée syrienne libre, que la Turquie avait elle-même tenté de former. À cela, il faut cependant ajouter le rôle ambigu qu'a pu jouer le PYD en s'entendant avec le régime de Damas contre les intérêts de la révolution syrienne. En 2013, le vice-Premier ministre syrien confirmait l'existence d'un "accord de coopération non-écrit entre le gouvernement syrien et le YPG".
La question que n'importe quel observateur est en droit de se poser est la suivante : pourquoi la France a-t-elle préféré s'allier avec des groupes dont elle connaissait les liens avec une organisation qu'elle reconnaît elle-même comme terroriste, plutôt qu'avec la Turquie, un État souverain, légitime, avec lequel elle entretient des relations diplomatiques depuis des centaines d'années et qui est un allié historique au sein de l'Otan ? La réponse tient en un mot : la confiance.
Il y a ici un consensus : la Turquie n'a pas fait de proposition crédible pour lutter contre l'organisation État islamique au nord de la Syrie en 2014. Son attitude attentiste pendant la bataille de Kobané (Ayn al-Arab, en arabe), sa complaisance envers des candidats au jihad qui traversaient allègrement la frontière syrienne depuis son territoire ou se faisant même soigner dans ses hôpitaux, sont restées dans les mémoires françaises. À propos des Turcs, Paris se demande toujours : "dans quel camp sont-ils ?". L'ambassadeur turc le reconnaît lui-même : "Avant 2016, nous n'avons peut-être pas été capables de mener des actions antiterroristes satisfaisantes et de convaincre nos alliés que nous étions leur meilleur partenaire." Ali Onaner met cet échec sur le compte des "éléments gülénistes qui avaient infiltré notre armée."
La confrérie güléniste – ou Fetö, pour les Turcs – est une organisation qui fut un temps l'alliée de Recep Tayyip Erdoğan avant que celui-ci ne rompe avec elle et l'accuse d'être à l'origine du coup d'État manqué de 2016. Elle est depuis considérée comme une organisation terroriste en Turquie.
Pour l'ambassadeur turc, depuis ces années funestes, Ankara a eu l'occasion de démontrer sa résolution à lutter contre le groupe État islamique : "Dès 2017, nous avons montré que nous étions prêts à nous battre au corps à corps contre les terroristes de Daech, nous avons perdu de nombreux soldats, dont 72 officiers à AI-Bab, lorsque nous avons mis 4 000 terroristes de l'EI hors d'état de nuire." À l'époque en effet, Ankara avait mobilisé des moyens importants et la violence des confrontations lui avait valu la rancœur tenace du groupe État Islamique.
#Syrie à coups d'attentats kamikazes l'#EI reprend les positions de l'armée turque & des rebelles / la #Turquie déplore 4 morts
— Wassim Nasr (@SimNasr) December 21, 2016Fin décembre 2016, le groupe État islamique avait publié une vidéo de 19 minutes dans laquelle deux hommes présentés comme des soldats turcs étaient brûlés vifs. Pour Ali Onaner, il ne peut plus y avoir de doute sur la fiabilité et la crédibilité de la Turquie dans la lutte contre le groupe État islamique, la qualité de la coopération antiterroriste entre les services français et turcs en constitue une preuve supplémentaire. Il reproche donc à Paris de ne "pas avoir eu le courage de mettre les hommes et les moyens nécessaires pour affronter la menace de Daech". Il poursuit : "Notre détermination à mettre hors d'état de nuire tout individu ayant commis des crimes terroristes est totale. Nos opérations ciblées en Syrie continueront si nécessaire, jusqu'à ce que nos alliés n'aient plus aucun terroriste du PKK avec lesquels collaborer".
Dans la roue américaine
Avec ce type de discours, Ankara cherche à convaincre la France de travailler avec elle plutôt qu'avec les milices kurdes. Mais c'est trop tard. Car en réalité, cette décision n'appartient pas à Paris – ou plutôt, n'appartient plus à Paris – depuis le jour où Washington a choisi le PYD, faute d'alternative, après l'échec des programmes de formation de l'Armée syrienne libre. La France reste dans la roue américaine et finira donc elle-même par abandonner les groupes kurdes si les États-Unis décident de partir.
Ce qui arrivera, Ali Onaner en est persuadé : "Les Américains sont partis, d'Irak ou d'Afghanistan, de manière parfois fort peu satisfaisante, mais ils sont toujours partis". L'ambassadeur veut croire qu'"ils réalisent chaque jour un peu plus que leur collaboration avec les terroristes du PKK/PYD/FDS ne peut pas durer. Et quand ils partiront, pensez-vous que les Français pourront rester seuls à soutenir ces groupes ?"
L'histoire de l'alliance de fait de la France avec ces groupes armés kurdes du nord syrien, au détriment de ses relations avec Ankara, est en réalité celle de l'échec de la révolution syrienne, de l'apparition et de la montée en puissance du groupe État islamique, des atermoiements de la Turquie, et d'un choix américain.
Reste le problème de fond, celui de la résolution politique de la question kurde, que résume ainsi Hisyar Özsoy : "40 millions de gens natifs du Moyen-Orient ne se sentent en sécurité nulle part, ni en Turquie, ni en Syrie, ni en Irak, ni en Iran. Où serons-nous en sécurité ? Qui nous protégera ?"