Les soldats de la 155e Brigade navale d'infanterie, un corps d'élite de l'armée russe, ont publié dimanche une lettre ouverte, dénonçant leurs supérieurs, accusés de les utiliser comme de la chair à canon en Ukraine. Des critiques qui ont reçu un tel écho médiatique en Russie qu’ils ont provoqué une réponse – la première depuis le début des hostilités –, du ministère de la Défense.
Une pierre supplémentaire à ajouter à l'édifice grandissant du mécontentement en Russie contre la manière dont se déroule la guerre en Ukraine. Cette fois-ci, la critique vient directement du front et pas de n'importe qui : des soldats d'élite de l'armée se sont plaints dans une lettre ouverte publiée dimanche 6 novembre. Une missive qui a poussé le ministère de la Défense à intervenir sur Telegram, pour la première fois depuis le début de la guerre, dans le débat sur le coût humain pour la Russie de "l'opération militaire spéciale" en Ukraine.
And here is the letter itself from the 155th Marine Brigade that is on everyone's lips today. The brigade was ordered to advance to Uhledar via Pavlivka. They mention 300 casualties (dead and wounded) in just 4 days, and these are marines. pic.twitter.com/25ivCkRJPI
— Dmitri (@wartranslated) November 6, 2022Les soldats de la 155e Brigade d'infanterie navale sont sortis du silence après une bataille particulièrement rude non loin de la ville de Donetsk, dans le Donbass. "Cette offensive planifiée 'avec soin' par nos 'grands généraux' a entraîné la perte de 300 de nos soldats et de la moitié de notre équipement en quatre jours seulement", se plaignent les auteurs de la lettre ouverte qui a largement été partagée sur Telegram, le principal réseau social utilisé par les militaires et commentateurs politiques russes.
Ingrédients pour un massacre
Cette brigade avait été chargée de mener l'assaut le 2 novembre contre une garnison ukrainienne aux abords du village de Pavlivka, au sud-ouest de Donetsk. Une position présentée par l'armée russe comme un nœud important dans le réseau d'approvisionnement militaire ukrainien, explique le Moscow Times.
Une opération qui s'inscrit dans la stratégie russe actuelle sur le front. "L'Ukraine envoie en priorité les nouveaux équipements aux forces stationnées autour de Kharkiv [au nord du Donbass] et Kherson [au sud de l'Ukraine], et les troupes situées aux alentours de Donetsk sont moins bien équipées, ce dont Moscou veut profiter", résume Sim Tack, analyste militaire pour Forces Analysis, une société de surveillance des conflits.
"La prise de ce village aurait pu constituer une victoire significative pour Moscou car il se trouve sur une ligne de front contestée depuis 2015 [lorsque les combats sporadiques opposaient les forces séparatistes prorusses du Donbass à l'armée ukrainienne]", explique Sim Tack.
Mais l'offensive ne s'est pas déroulée comme prévu. Les survivants de la 155e Brigade dénoncent des ordres pour une attaque frontale sans préparation d'une position défendue par l'armée et l'artillerie ukrainienne, et dans des conditions météos difficiles. Autant d'ingrédients qui ont conduit, d'après les auteurs de la lettre, à plus de 300 "morts, blessés et soldats disparus". "Pour une brigade, ce sont des pertes extrêmement élevées", confirme l'analyste militaire.
Le ministère russe de la Défense ne l'entend pas de cette oreille. Sur Telegram il a affirmé que "Les pertes ne s'élevaient qu'à 1 % du personnel combattant et 7 % de blessés, dont une partie significative a déjà pu retourner au combat".
Cette version officielle laisse Sim Tack dubitatif. "Depuis le début de la guerre, l'avancée des Russes s'est toujours faite au prix d'importants sacrifices humains et de matériels. Si les informations du ministère étaient exactes ce seraient l'une des offensives les moins coûteuses en hommes et matériel pour Moscou", affirme-t-il.
Un corps d'élite transformé en chair à canon
Au-delà des débats sur le nombre de tués, ce qui étonne aussi, c'est que le ministère de la Défense soit intervenu directement pour contredire ses soldats. C'est inédit, mais "inévitable", selon Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
En effet, la lettre ouverte "a très rapidement gagné en visibilité médiatique", confirme Sim Tack. Et elle a été partagée sur Twitter par des analystes militaires et observateurs pro-Kremlin. Aleksandr Sladkov, l'un des principaux correspondants de guerre des médias officiels russes, a même reconnu l'existence de cette lettre, sans pour autant évoquer son contenu.
Le pouvoir russe se devait donc de démentir au plus vite "afin d'empêcher cette affaire de prendre de trop grandes proportions et de nourrir encore un peu plus le mécontentement grandissant de la population russe", note Jeff Hawn.
Si ces observateurs – pour la plupart des faucons de la guerre en Ukraine – se sont fait l'écho de cette lettre, c'est essentiellement parce qu'elle émane d'un corps d'élite de l'armée russe. "Les brigades marines sont un l'équivalent des forces expéditionnaires dans d'autres pays, un peu comme la légion étrangère française, mais sans les étrangers", explique Jeff Hawn.
Il y a une petite dizaine de ces troupes d'élites dans l'armée russe, et la 155e Brigade était rattachée à la flotte du Pacifique dans la région de Vladivostok avant la guerre en Ukraine. "C'est une armée de poche, qui a tout l'équipement nécessaire pour fonctionner sans avoir besoin du soutien d'autres unités", précise Jeff Hawn. Ce type de bridage est généralement envoyé pour prendre des cibles cruciales au cours d'opérations mûrement planifiées.
Les soldats russes contre leurs supérieurs
Rien à voir avec l'attaque d'une garnison aux abords d'un village. "Cette unité de soldats professionnels a clairement été utilisée comme de la chair à canon dans l'espoir de gagner un peu de territoire", estime Jeff Hawn.
C'est d'ailleurs ce que les survivants de la brigade déplorent aussi dans leur lettre ouverte. Ils critiquent leurs supérieurs d'avoir cherché à récolter les honneurs sans se soucier des pertes humaines. "C'est très symptomatique de la pression exercée actuellement par Moscou sur les commandants d'unité. Ils sont sommés d'apporter des bonnes nouvelles du front au plus vite, ce qui peut les inciter à lancer des offensives très risquées rapidement, plutôt que de prendre le temps", explique Sim Tack.
D'où l'importance de cette lettre. "Elle illustre la fracture de plus en plus profonde entre les soldats de métier et leur hiérarchie, accusée de ne pas prendre en compte leurs intérêts", souligne Jeff Hawn. C'est ce message de la lettre qui a retenu l'attention des faucons de la guerre qui l'ont relayée sur Telegram.
Pour eux, il s'agit de mettre l'état-major en garde contre un dysfonctionnement qui risque de coûter très cher à la Russie. Le danger est que si la colère des soldats de métiers contre leurs chefs persiste ou grandit, "à un moment donné, ils n'auront plus envie d'exécuter les ordres sur le front", conclut Jeff Hawn. Pas sûr, à cet égard, que la réponse du ministère de la Défense, minimisant les pertes, soit de nature à rassurer les soldats sur le front.