Plus d'une semaine après le début de l'invasion russe en Ukraine, la "guerre-éclair" voulue par Vladimir Poutine n'a pas eu lieu. La capitale, Kiev, est encerclée mais n'est pas tombée. En revanche, les troupes russes sont parvenues à faire une percée dans le sud du pays en s'emparant de la ville de Kherson. Plusieurs experts militaires décrivent auprès de France 24 l'évolution de la stratégie militaire après huit jours de combats.
Le 24 février, lorsque Vladimir Poutine lance une "opération militaire spéciale" en Ukraine "pour démilitariser" et "dénazifier" le pays, il imagine que la chute de Kiev n'est qu'une question d'heures. Huit jours plus tard, jeudi 3 mars, face à la résistance des soldats et de la population ukrainienne, le scénario escompté ne s'est pas produit. Et ce déroulement semble avoir pris de court l'armée russe, l'obligeant à revoir sa stratégie.
L'échec de la "guerre-éclair"
"Vladimir Poutine voulait une opération éclair, un coup de force, qui allait créer la surprise", estime auprès de France 24 Philippe Gros, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialisé dans les questions militaires. "Kiev était la cible principale : Moscou pensait faire tomber assez facilement le gouvernement de Volodymyr Zelensky, 'sauver le pays de l'oppresseur' puis continuer à envahir le territoire sans rencontrer de résistance importante."
Le 24 février, à l'aube, des troupes à terre entrent en Russie depuis la Biélorussie et prennent la direction de Kiev. En parallèle, une opération est enclenchée pour prendre le contrôle de l'aéroport d'Hostomel, à une trentaine de kilomètres de la capitale. "En prenant l'aéroport, l'armée russe voulait neutraliser les défenses des adversaires et se doter d'un centre stratégique majeur", explique à France 24 Dominique Trinquand, ancien chef de mission militaire de la délégation française des Nations unies.
"Avec sa longue piste d'atterrissage, il aurait permis d'acheminer des véhicules blindés, des armes et des soldats au pied de la capitale." De quoi venir rapidement à bout des forces ukrainiennes prises par surprise. "Pari raté", affirment de concert les deux spécialistes. Après des heures de combats, les forces russes sont repoussées par l'armée ukrainienne et n'ont pas pris le contrôle de l'aéroport.
L'armée russe face à des obstacles logistiques
Depuis, l'armée russe a dû mettre en place un plan B. Nouvelle stratégie : "Mobiliser des forces à terre pour encercler la ville, l'affaiblir en s'en prenant à l'eau, à l'électricité ou encore aux télécommunications, puis finalement l'attaquer quand elle sera relativement vidée de sa population", poursuit Dominique Trinquand.
Mardi soir, un missile russe a ainsi détruit la tour de la télévision à Kiev. Et depuis le week-end, des forces terrestres convergent vers la ville en trois convois terrestres. L'un d'eux, visible sur des images satellites, n'en est désormais qu'à quelques kilomètres, mais aucune percée n'a encore été tentée. À l'est, une autre colonne, venue aussi de Biélorussie, tente de rejoindre Kiev en longeant le fleuve Dniepr. Elle reste, pour le moment, bloquée à environ 150 km de sa cible.
"Ces convois sont limités par de nombreux problèmes logistiques", analyse auprès de France 24 Cédric Mas, historien militaire. "Ils manquent de carburant mais aussi de nourriture, ce qui explique qu'on voit parfois des vidéos de chars abandonnés ou de soldats pillant des magasins".
"Les capacités de ravitaillement sont un problème récurrent au sein de l'armée russe", poursuit-il. "Et cela est renforcé par le fait que, clairement, certains soldats ne s'attendaient pas à se battre. Je pense qu'ils sont nombreux à avoir été surpris de ce qu'il se passait."
Kharkiv, une ville stratégique vers Kiev
Face à ces obstacles logistiques, la ville de Kharkiv joue un rôle stratégique majeur. La deuxième ville d'Ukraine, peuplée de 1,4 million d'habitants, est, en effet, située à seulement une trentaine de kilomètres de la frontière russe, "aux mains des Russes, elle pourrait devenir un nouveau relai stratégique pour le transport des armes, du carburant et du ravitaillement", estime Dominique Trinquand. "Selon moi, c'est pour cela qu'ils optent pour une stratégie différente de Kiev et qu'ils l'attaquent frontalement et brutalement."
Depuis mardi, la ville subit des tirs d'artillerie à répétition. Roquettes, missiles et bombes tombent en continu faisant des dommages considérables. Selon le gouverneur de la région, on dénombre, jeudi 3 mars, une vingtaine de morts parmi les civils.
"Kharkiv a aussi une importance symbolique. Moscou ne croyait pas que cette ville russophone considérée comme pro-russe ferait autant de résistance", ajoute Cédric Mas. "Et en optant pour une offensive brutale, la Russie joue aussi sur la carte psychologique. Une grande partie de cette guerre se joue sur le plan moral, à savoir qui craquera en premier."
Une percée dans le sud du pays
Si l'armée russe ne parvient pas à avancer aussi vite qu'elle le voudrait dans l'est et dans le nord de l'Ukraine, un autre front s'est aussi ouvert dans le sud, où l'armée russe tente de prendre le contrôle de toute la façade de la Mer noire.
Jeudi matin, les autorités ukrainiennes ont ainsi confirmé que la ville de Kherson, située non loin de la péninsule de Crimée annexée en 2014 par Moscou, était désormais aux mains des Russes. En parallèle, les bombardements se sont intensifiés à Marioupol, le principal port ukrainien sur la mer d'Azov. "Ce sont des lieux très stratégiques. En prenant le contrôle de ces villes, les Russes créent un corridor avec la Crimée et le Donbass et assurent leur contrôle sur toute la mer d'Azov", explique Dominique Trinquand.
"Le prochain objectif pourrait ainsi être la ville d'Odessa, qui reste pour le moment relativement épargnée", juge l'ancien militaire. "Ce serait une très bonne prise. Le port est responsable de la grande majorité de l'approvisionnement maritime de l'Ukraine et ouvrirait une nouvelle porte pour l'envoi de matériel et de soldats…"
"Le coût humain sera dramatique"
Ainsi après la déconvenue des premiers jours, l'armée russe semble avoir une nouvelle priorité : préparer une percée militaire à Kiev, avec une force de frappe bien plus importante et de meilleurs soutiens logistiques derrière la ligne de front pour leur permettre de tenir un siège si nécessaire.
"Je crains que nous tombions progressivement dans une guerre d'usure", conclut, quant à lui, Philippe Gros. "Projeter la logistique nécessaire, adapter les forces à cet engagement de haute intensité, cela nécessite une réorganisation complète. Parallèlement, les forces russes vont de toute évidence employer une puissance de feu de plus en plus massive.
En mobilisant ses forces aériennes et son artillerie dans la conquête de ces villes, l'armée russe semble en effet avoir fait entrer la guerre dans une nouvelle phase, où elle n'hésite plus à lancer des offensives brutales sur des zones urbaines ou des centrales nucléaires. "Le conflit risque de s'enliser et le coût humain sera dramatique", alerte Cédric Mas. "Il ne faut pas s'y tromper, même s'il dément, s'en prendre aux civils fait partie de la stratégie de Poutine. En semant la terreur, il est sûr de faire pression sur les négociations."
"Globalement, il y a trois options pour la suite", résume Dominique Trinquand." La première, la solution dramatique, consiste à prendre Kiev par la force. L'autre serait de sortir par la petite porte via l'adoption d'un cessez-le-feu : cela serait vécu comme une victoire pour Poutine qui pourrait garder une mainmise sur les territoires gagnés dans le sud. Dernière option, que le conflit dure et que le poids des sanctions ne l'ébranle dans son pays…"