Après avoir suspendu le Parlement et s'être arrogé les pleins pouvoirs au mois de juillet, Kaïs Saïed a annoncé la dissolution du controversé Conseil supérieur de la magistrature (CSM), dont le siège à Tunis a été encerclé, lundi, par les forces de l'ordre. Des juges et des membres de la société civile s'inquiètent de la fin de la séparation des pouvoirs, clé de voûte de la jeune démocratie tunisienne.
C'est une nouvelle étape pour le président Kaïs Saïed vers l'exercice d'un pouvoir solitaire. Après avoir annoncé, dimanche 6 février, la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le siège de l'institution issue de la Constitution de 2014 a été encerclé le lendemain par la police pour empêcher ses membres d'y pénétrer.
“C’est une décision qui suscite l’indignation au sein de la magistrature et la société civile est préoccupée par la non-séparation des pouvoirs en Tunisie”, explique Lilia Blaise, la correspondante de France 24 à Tunis.
Ce coup de force apparaît comme le point d'orgue de plusieurs mois de tensions entre le président tunisien et les magistrats du CSM. Depuis qu'il a gelé le Parlement et limogé le Premier ministre de l'époque, Hichem Mechichi, en juillet dernier, le chef de l'État n’a jamais caché sa volonté de réformer le système judiciaire. La dernière attaque remonte à fin janvier, lorsque le président tunisien a mis fin à un certain nombre d'avantages en nature aux membres du CSM.
Aux yeux de Kaïs Saïed, cette institution, qui devait garantir l'indépendance de la justice et tirer définitivement un trait sur l'arbitraire qui régnait sous le régime de Ben Ali, est au contraire gangrénée par la corruption et les luttes partisanes. "Les postes et les nominations se vendent et se font selon les appartenances", accuse le président, selon qui "certains magistrats ont pu recevoir de grosses sommes d'argent en contrepartie".
Crimes impunis
Corruption, lenteur, manque d'indépendance : ces critiques visant la justice sont courantes en Tunisie. Plusieurs magistrats avaient d'ailleurs appelé à une réforme du CSM. "Si toute attaque contre l’institution judiciaire est préoccupante, il y a un consensus aujourd’hui en Tunisie pour dire que la justice ne fonctionne pas. Elle est pointée du doigt par toutes les organisations internationales depuis des décennies", assure l'avocat franco-tunisien Majid Bouden sur l'antenne de France 24.
Plusieurs polémiques ont récemment secoué le monde judiciaire, comme ce violent conflit, l'an dernier, entre les deux plus hauts magistrats du pays, le président de la Cour de cassation, Taieb Rached, et l’ancien procureur de la République, Bechir Akremi, qui s'accusent mutuellement de corruption.
Les soupçons d'une justice inefficace et partisane sont également alimentés par des crimes politiques dont les auteurs restent impunis. Les deux affaires les plus emblématiques concernent les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux figures de la gauche tunisienne assassinées en 2013, alors qu'elles menaient une campagne d'opinion contre le parti islamiste Ennahda au pouvoir.
La date choisie pour l'annonce de la dissolution du CSM ne devait certainement rien au hasard. La décision est intervenue le jour du neuvième anniversaire de l'assassinat de Chokri Belaïd. Lors d'une manifestation organisée pour commémorer ce crime et réclamer justice, ses soutiens ont largement applaudi la décision présidentielle. Présent à ce rassemblement, le frère de Chokri Belaïd, Abdelmajid, a accusé le parti Ennahda d'avoir "manipulé et ralenti depuis neuf ans" l'enquête "pour dissimuler les preuves de l'implication des dirigeants d'Ennahda."
Un avenir incertain
Selon des experts, Kaïs Saïed a ainsi voulu cibler le parti islamiste, sa bête noire, qui a contrôlé le Parlement et les gouvernements des dix dernières années après la révolution de 2011 dans ce pays berceau du Printemps arabe.
"La justice est conçue comme un instrument de gouvernement", déplore Majid Bouden. "Elle est utilisée quand cela arrange et rejetée quand elle ne sert pas" les intérêts politiques, ajoute l'avocat.
Désormais, l'incertitude règne sur le fonctionnement de ce pilier de la démocratie. Deux tiers des magistrats du CSM – composé de 45 membres – sont normalement élus par le Parlement qui désignent ensuite eux-mêmes le tiers restant. Or, la dissolution du CSM "est une décision prise dans une période d’exception, le Parlement étant toujours suspendu”, rappelle notre correspondante, Lilia Blaise.
Avec ce nouveau coup porté à la Constitution, Kaïs Saïed se défait d'un contre-pouvoir mais sans proposer pour autant un nouvel horizon politique. "Ce ne n’est pas seulement la méthode qui est en cause, c’est la finalité. L’objectif, c’est de réformer, mais avec quels moyens ?", s'interroge Majid Bouden, qui plaide pour l'intervention d'une instance internationale pour mener à bien la réforme du système judiciaire.
De son côté, le président a dit préparer "un décret provisoire" pour réorganiser le CSM et assure qu'il n'a aucune intention d'interférer dans le fonctionnement de la justice.
Avec AFP