Au Texas, l'immense majorité des avortements est désormais illégale, même en cas d'inceste ou de viol, avec l’entrée en vigueur, mercredi, d’une loi interdisant une IVG dès que les battements de cœur du fœtus sont perceptibles, soit vers six semaines, alors que de nombreuses femmes ignorent encore qu’elles sont enceintes. Une loi jugée "anticonstitutionnelle", notamment par Joe Biden, que la Cour suprême américaine n’a pourtant pas bloqué après un recours en urgence.
Une loi interdisant tout avortement après la sixième semaine de grossesse et encourageant les citoyens américains à poursuivre en justice les contrevenants est entrée en vigueur mercredi 1er septembre, au Texas, en l'absence d'une décision de la Cour suprême des États-Unis sur un recours déposé en urgence. Le président américain, Joe Biden, a dénoncé une violation de la Constitution.
Avec l’entrée en vigueur du "Texas Senate Bill 8" (S.B. 8), baptisé également le "Texas heartbeat act" (la loi du battement de cœur), l'immense majorité des avortements (85 %, selon les opposants à la loi) est désormais illégale, dans cet État conservateur du Sud même en cas d'inceste ou de viol.
Tout IVG est désormais interdit à partir du moment où les battements du cœur du fœtus sont perceptibles, un stade où de nombreuses femmes ignorent encore qu'elles sont enceintes. Il ne reste permis qu'en cas d’extrême urgence médicale.
Si elle est appliquée, cette loi réduirait drastiquement l'accès à l'avortement au Texas, où, selon les organisations de planning familial, plus de 85 % des femmes avortent après six semaines de grossesse.
Une loi "anticonstitutionnelle"
Aux États-Unis, l'avortement est légal tant que le fœtus n'est pas viable, soit entre 22 et 24 semaines de grossesse. Il s’agit d’un droit fondamental, protégé par la constitution américaine en vertu de deux jurisprudences.
La principale est l'arrêt Roe v. Wade de 1973 qui a légalisé l’avortement à l'échelle nationale aux États-Unis, le faisant relever d’un droit à la vie privée, protégé par le 14e amendement de la Constitution.
La seconde jurisprudence socle du droit à l’avortement, est le cas "Casey" de 1992 (“Planned Parenthood v. Casey”), qui autorise l'avortement tant que le fœtus n'est pas viable, soit jusqu’à 22 à 24 semaines de grossesse.
Le "Texas Senate Bill 8" est donc "massivement anticonstitutionnel", selon maître Christophe Fabre, avocat au barreau de Paris et enseignant à Science-Po, interrogé par France 24. "Cette loi est contraire à la loi fédérale américaine en matière d’avortement. Le délai est en dessous des 22 à 24 semaines fixées par les jurisprudences Roe et Casey", explique ce spécialiste de la constitution américaine, ajoutant qu’aux États-Unis, la loi fédérale est au-dessus de celles des États.
Ce n’est pas la première fois qu’un État américain brave la loi fédérale pour voter une loi anti-avortement. Avant le Texas, au moins douze États, dont l’Alabama et le Mississipi, les derniers en date, ont voté des lois pour interdire les IVG dès le moment où les battements du cœur du fœtus sont perceptibles. Jusqu’à présent, même si certaines décisions sont encore en attente, la plupart ont été déboutées par des tribunaux fédéraux.
"N’importe quel citoyen peut porter plainte"
Alors pourquoi le "Texas Senate Bill 8" est-il différent ? Avec cette loi, le Texas a trouvé le moyen de passer entre les mailles du filet en formulant son texte de loi différemment.
Cette fois, ce n’est pas aux autorités de l’État de faire respecter ladite loi, mais aux citoyens de porter plainte au civil contre structures, organisations ou quiconque qui "aiderait et encouragerait" une femme à avorter.
En d’autre termes, n’importe quel Américain, de n’importe quel État du pays, peut désormais poursuivre les médecins ou les personnes qui auraient aidé une femme à avorter après six semaines de grossesse au Texas – qu’ils connaissent la patiente ou non, que l’aide apportée soit sous forme médicale ou autre. Comme l'affirme le New York Times, la loi pourrait engendrer des situations ubuesques car même un chauffeur Uber qui aurait amené une femme dans une clinique pour qu'elle avorte pourrait être ciblé.
L’État du Texas se soustrait ainsi à sa responsabilité constitutionnelle. "Les législateurs texans sont malins", réagit Me Christophe Fabre, "ils disent qu’ils ne sont pas responsables, pourtant c’est la législature du Texas qui a voté cette loi, qui viole la loi fédérale", explique-t-il.
"Il y a par ailleurs un problème procédural (relatif à la procédure judiciaire, NDLR)", renchérit Me Fabre, "c’est ce que l’on appelle une action ‘populariste’, dans laquelle n’importe quel citoyen peut porter plainte. Cela est non seulement contraire aux lois texanes, mais aussi à l’Article 3 de la constitution américaine qui impose des 'exigences procédurales', c'est-à-dire qu’il faut prouver un intérêt à agir, prouver qu’on est victime, avant de pouvoir poursuivre quelqu’un devant un juge", ajoute Me Fabre.
"Plus de 370 avocats texans ont d’ailleurs prouvé, dans une lettre ouverte, que la loi texane est légalement boiteuse" relève l'avocat.
Dix mille dollars de récompense
"C’est quasiment une loi d’intimidation", continue l’avocat spécialiste de la constitution américaine. "Les Texans essayent de mettre en place des difficultés supplémentaires pour dissuader les femmes, les médecins et les aidants à pratiquer des avortements, notamment en leur faisant payer des frais d’avocat lors des actions en justice". Car le texte prévoit que les citoyens qui engageront des poursuites perçoivent au moins 10 000 dollars de "dédommagement" en cas de condamnation. Somme qui sera prélevée de la poche de la personne poursuivie.
Le but est aussi de rendre ces poursuites aussi coûteuses et lourdes que possible pour les personnes qui se retrouveraient sur le banc des accusés. Ces dernières devront assumer leurs frais juridiques même en cas de victoire, selon le Washington Post, et pourraient même faire face à plusieurs actions en justice pour le même avortement.
Silence de la Cour suprême
L'astucieuse loi du Texas a été rédigée pour qu'il soit difficile de la contester devant les tribunaux fédéraux. Une action en justice visant à bloquer une loi pour inconstitutionnalité désigne habituellement des représentants de l'État comme responsables. Mais devant le "Texas Senate Bill 8", qui remet cette responsabilité aux mains des citoyens, les tribunaux fédéraux deviennent impuissants.
Plusieurs organisations de défense du droit des femmes à avorter ont donc saisi, le 30 août, en urgence, la Cour suprême pour demander de bloquer l'entrée en vigueur du texte ou d'obliger les tribunaux fédéraux à le faire.
La plus haute juridiction du pays, qui devait statuer avant le 1er septembre, n’a pas accepté cette demande urgente de bloquer la loi. "Une décision peut tomber prochainement, ou ne jamais tomber" explique Christophe Fabre, précisant qu'en l’absence d’une sentence de la Cour suprême, les autorités du Texas "souhaitent que cette loi aille devant les juridictions texanes qui ont plus de chances de la valider, car les juges, élus par la population locale, y sont beaucoup plus conservateurs."
Offensive conservatrice anti-avortement
Le projet de loi signé en mai dernier par le gouverneur du Texas Greg Abbott s’inscrit dans le cadre d'une offensive plus large, menée par les États américains conservateurs contre le droit à l'avortement.
Le Mississippi défend en ce moment une loi votée en 2018, qui interdit la plupart des avortements après la 15e semaine de grossesse.
"Le Texas et le Mississippi votent ce genre de loi car ils espèrent que la Cour suprême va changer sa jurisprudence sur le droit à l’avortement", affirme Me Christophe Fabre. "Il s’agit d’une volonté politique des États conservateurs de faire remonter ces loi anti-avortement devant la Cour suprême afin qu’elle remettre en question les jurisprudences Roe et Casey, socles du droit à l’avortement."
Et selon l’avocat, la solide majorité conservatrice de la Cour suprême laisse penser que cela pourrait être le cas. "Les probabilités que la Cour suprême invalide les législations existantes sur l’avortement n’ont d’ailleurs jamais été aussi fortes qu’aujourd’hui", affirme-t-il.
Depuis la nomination par l'ex-président républicain Donald Trump de trois juges, les conservateurs sont majoritaires (six sur neuf) dans la plus haute juridiction du pays.
Si John Roberts, le président de la Cour suprême, a jusqu'ici tenu à suivre la règle du précédent, c’est-à-dire celle qui vise à faire respecter les décisions de justices déjà rendues, nombreux sont les juges de la Cour qui se positionnent ouvertement contre les lois protégeant l’avortement. "C’est le cas de Samuel Alito, de Clarence Thomas et de Brett Kavanaugh", détaille Christophe Fabre. "Quant à Amy Coney Barrett, elle a déjà déclaré que Casey et Roe ne sont pas des jurisprudences intouchables, ce qui veut dire qu’elle n’hésitera pas à les remettre en question."
"Menace existentielle sur les droits à l'avortement"
La Haute Cour a accepté d’examiner la loi restrictive du Mississipi à l'automne, avec un verdict probable en mai ou juin. Une décision qui "en dit long" pour Mary Ziegler, professeure de droit à l'Université d'État de Floride, spécialiste du droit à l’avortement. Interrogée par France 24, elle dit redouter une "menace existentielle sur les droits à l'avortement aux États-Unis."
"Beaucoup s'attendent à ce que la Cour fasse respecter la loi du Mississipi. Et pour cela, les juges devront annuler tout ou partie de la jurisprudence Roe v. Wade". Si cette loi qui protège le droit à l’avortement était rendue caduque, explique Mary Ziegler, "la moitié des États du pays criminaliseraient l’avortement".
Le président américain a, de son côté, dénoncé une atteinte à la Constitution après l'entrée en vigueur du "Texas Senate Bill 8". "Cette loi radicale est une violation flagrante du droit constitutionnel reconnu dans l'arrêt Roe v. Wade", a déclaré Joe Biden dans un communiqué, promettant de défendre le droit des femmes américaines à avorter.