"Miles affiche une superbe, une réussite, une ambition, qui pour moi sont intimement liées au fait qu’il soit noir". Interview avec Vincent Bessières, commissaire de l'exposition Miles Davis à la Cité de la musique, jusqu'en janvier 2010.
Entretien avec Vincent Bessières, rédacteur en chef adjoint à "Jazzman" et commissaire de l’exposition Miles Davis à la Cité de la musique.
FRANCE 24 : Miles Davis a grandi à Saint Louis (Missouri), ville connue pour ses orchestres de jazz, et surtout pour ses trompettistes. Des orchestres exclusivement noirs ?
Un épisode marque la conscience de Miles Davis. En 1944 - il a 18 ans -, l’orchestre du chanteur Billy Eckstine débarque à Saint Louis dans le Club Plantation, qui est ségrégationniste. Le lieu accueille un public blanc mais programme des orchestres noirs. L’orchestre de Billy Eckstine est peuplé de be-boppers. Et les be-boppers, toutes proportions gardées, sont les rappeurs de l’époque : look étudié, double langage.
Dans cet orchestre, il y a Dizzy Gillespie, Art Blakey, Charlie Parker, Lucky Thompson, Howard McGhee. Les tenants des lieux leur demandent de passer par la porte de derrière, de ne pas boire dans les mêmes verres que la clientèle… Mais eux passent par la porte de devant, cassent leur verre après avoir bu dedans. Bref, ils créent des incidents. Ils sont virés du club et jouent dans un autre endroit, le Riviera, qui pour le coup est réservé à une clientèle noire. Miles assiste à ces incidents, d'autant plus qu'il fait un remplacement dans l’orchestre. C'est là que Gillespie et Parker l'incitent à venir à New York.
Miles n’a jamais voulu jouer le bon nègre de service, le nègre souriant, le noir qui fait plaisir aux blancs. Toute son attitude des années 1950 - froideur, distance, mépris affiché - s'explique par le refus d’une forme de complaisance raciale. S’il y a un engagement, c’est celui-là : ne jamais donner le sentiment de vouloir faire plaisir au public.
Miles tourne d'ailleurs souvent le dos au public. Est-ce que cela a à voir avec le fait que le public est majoritairement blanc ?
Il y a beaucoup d’anecdotes où l’on rapporte que Miles rabroue les spectateurs qui viennent lui taper amicalement dans le dos à la fin d’un concert. Il trouve la familiarité du public à son égard déplacée. Et il pense que, parce qu’il est noir, il y a un vieil héritage de la condescendance raciste. Il compare avec la musique classique : on ne va pas taper sur l’épaule du concertiste en disant : "Bravo mon gars, t’as bien joué".
Miles est un personnage qui a affiché une superbe, une réussite, une ambition, qui, pour moi, sont intimement liées au fait qu’il fût noir et qu’il a souffert des préjugés qui étaient associés à sa couleur de peau. On ne peut pas comprendre la phénoménale ambition de Miles Davis en occultant cette question.
Miles croit en un génie d'une musique noire. Il pense que les Noirs sont à l’origine d’une musique radicalement nouvelle, dans la forme et dans le fond, qui est le jazz. Mais il ne veut pas que le jazz soit une forme close. Il a passé sa vie à repousser les limites du jazz.
Le cool est une première ouverture. Puis les enregistrements avec Gil Evans où il joue "Sketches of Spain". Le jazz modal, ensuite - il écoutait Maurice Ravel avec Bill Evans. Il dit que dans "Kind of Blue", il y a des influences africaines. Et des influences espagnoles dans "Flamenco Sketches".
Le batteur Max Roach pense la même chose : le jazz a la capacité de dépasser sa condition. Comme les Noirs ont eu la capacité de dépasser leur condition d’esclaves. Et il ne veut pas se laisser emprisonner dans la définition que la communauté blanche voudrait en donner. Le refus de Miles d’être considéré comme un jazzman, c’est le refus de quelqu'un qui veut être reconnu comme artiste et pas comme musicien de divertissement. Parce qu’il y a toujours cette ambiguïté dans le jazz aux Etats-Unis, et même un peu ici, où le jazz reste une musique de second ordre.
Certes, Miles ne s'enferme pas dans un style, il est même souvent inclassable. Mais il semble pris dans un mouvement de balancier, alternant des phases où il s'imprègne de musiques portées par les Américains blancs, puis des périodes où il revient à une musique plus ancrée dans la communauté afro-américaine. Comment voyez-vous cela ?
Miles va et vient par rapport à la musique noire. Quand il veut devenir un be-bopper, adoubé par Gillespie et Parker, il veut faire partie d’une avant-garde qui est noire. Quand il fait du cool, il tend la main à des musiciens blancs. Quand, 20 ans plus tard, il se retrouve à jouer à l’île de Wight, au Fillmore, à la tête d’un groupe où il y a autant de musiciens noirs que de musiciens blancs, et devant une foule de jeunes blancs, ça lui pose problème. Il trouve qu’il est en train de perdre le contact avec sa communauté. Il va chercher un bassiste qui vient de la Motown, Michael Henderson, et recentre sa musique sur les lignes de basse hyper-répétitives du funk. Il écoute James Brown et Sly Stone. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il fait tout cela avec un jeune arrangeur, Paul Buckmaster, qui est anglais et lui fait aussi écouter Stockhausen et de la musique concrète !
Donc même quand il essaie de toucher les gens de la rue - "On the Corner" [album enregistré en 1972, ndlr] s'adresse aux gens qui zonent dans le ghetto, désespérés après l’assassinat de Martin Luther King - même là, il ne fait pas du jazz funk. Il joue une musique dans laquelle il essaie de réintroduire un peu de noirceur. Je préfère le terme de noirceur à celui de négritude. Mais... il formalise ses idées avec un arrangeur qui est anglais, et se produit avec le saxophoniste Dave Liebman, un juif de Brooklyn. Et je crois que dans les années 1980, c’est pareil. Il est capable de reprendre des chansons de Prince, en qui il voit le nouveau Duke Ellington, mais aussi de Cindy Lauper.
À lire : "We Want Miles", ouvrage sous la direction de Vincent Bessières, texte de Franck Bergerot. Éditions Textuel / Cité de la Musique.
Se rendre à l'exposition : www.cite-musique.fr