L’Espagne a proposé de financer la reconstruction de l’économie européenne en utilisant un outil financier inédit dans l’histoire de l’Union européenne : la dette perpétuelle. Un mécanisme qui apparaît séduisant, puisqu’il permettrait de lever d’importantes sommes d’argent qui pourraient ne jamais être remboursées. Mais les pays d’Europe du Nord sont réticents.
Les dirigeants européens butent encore et toujours sur la question de la dette. Avec le coronavirus, elle devient un véritable casse-tête. À l'issue d'un sommet à Bruxelles pour élaborer la réponse économique au Covid-19, jeudi 23 avril, la proposition espagnole d'émettre de la dette perpétuelle pour financer l'effort de reconstruction n'a pas été retenue. Les chefs d'États et de gouvernement ont repoussé les principales questions à plus tard.
Pourtant, l'idée soumise par Madrid quelques jours avant cette réunion avait reçu le soutien de l'Italie et, dans une moindre mesure, celui de la France. Le financier philanthrope George Soros avait aussi applaudi cette initiative, tout comme l'ancien candidat à la présidence de la Commission européenne, le Belge Guy Verhofstadt. Même le très libéral quotidien britannique Financial Times en a fait la "meilleure idée mise sur la table parmi toutes les propositions avancées".
Un outil de temps de guerre
C'est, en somme, la proposition dont tout le monde parle. L'Espagne appelle à la création d'un gigantesque fonds de relance doté d'un budget de 1 500 milliards d'euros qui serait financé par un mécanisme inédit dans l'histoire de l'Union européenne : la dette perpétuelle.
"Ce n'est pas très différent d'une émission de dette obligataire traditionnelle d'un État, sauf que la date du remboursement du principal, c'est-à-dire le capital prêté, n'est pas indiquée. Ce qui laisse entendre qu'il n'y aura pas de fin", explique Jérôme Creel, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques de Science-Po et professeur associé à l'ESCP Business School, contacté par France 24. En clair, l'emprunteur s'engage à payer des intérêts annuels ad vitam æternam et renvoie aux calendes grecques le remboursement du prêt initial.
Historiquement, cet outil a surtout été utilisé en temps de conflit. Ainsi, le Royaume-Uni a émis de la dette perpétuelle pour financer ses guerres contre Napoléon et aussi après la Première Guerre mondiale. Ce n'est d'ailleurs qu'en 2015 que Londres a finalement remboursé l'argent levé en 1927, afin d'aider à la reconstruction du pays. Pour George Soros, le parallèle est frappant : l'Europe est de nouveau engagée dans une guerre coûteuse, sauf que cette fois-ci, l'ennemi est un virus. Une similitude des situations qui justifierait d'avoir recours à une arme qui a prouvé son efficacité dans des situations exceptionnelles.
Mais face au Covid-19, ce n'est pas seulement un pays qui aurait recours à ce mécanisme. L'idée serait "de laisser la Commission européenne émettre de la dette au nom de l'UE", précise Jérôme Creel. Ce n'est, normalement, pas son rôle, mais Vítor Constâncio, ancien vice-président de la Banque centrale européenne, a assuré que les traités fondateurs de l'UE le permettraient.
Le rêve de tout emprunteur
Les sommes ainsi récoltées seraient ensuite placées dans le nouveau fonds européen de relance puis distribuées, sous forme de subventions, aux différents États membres en fonction de leurs besoins et des projets pour remettre l'Europe sur les bons rails économiques.
Forte de la garantie financière du bloc européen, une telle émission de dette devrait "bénéficier des plus bas taux d'intérêt possible", note l'économiste français. Les conditions du prêt seraient, en tout cas, meilleures que si la levée de fonds était effectuée séparément par les pays les plus durement touchés par la pandémie, comme l'Italie et l'Espagne, qui sont aussi les plus fragiles financièrement.
"C'est une véritable opportunité à saisir", assure Jérôme Creel. Cette proposition ressemble, en effet, au scénario rêvé par tout emprunteur : pouvoir contracter un prêt à très long terme à un taux d'intérêt très faible. George Soros estime que l'UE devrait payer des intérêts d'environ 0,5 % tous les ans, soit "un peu plus de 5 milliards d'euros par an si l'Europe lève 1 000 milliards d'euros".
Politiquement, une telle initiative pourrait aussi se justifier. Actuellement, la Banque centrale européenne multiplie les mesures d'envergure pour répondre à la crise, et les États-Unis adoptent des plans d'aide sans précédent. L'UE a pris du retard, et le recours à un tel mécanisme inédit démontrerait que Bruxelles a pris "la pleine mesure des enjeux de la pandémie", assure Jérôme Creel.
Cela pourrait aussi être une bonne affaire pour les prêteurs. "Ces obligations procureraient une rentrée d'argent régulière avec un taux d'intérêt probablement plus élevé que la plupart des placements à long terme et qui, grâce à la garantie de la Commission européenne, devraient être assez faciles à revendre sur le marché secondaire, si besoin", analyse l'économiste.
Traditionnelle opposition des pays d'Europe du Nord
Mais ça, c'est en théorie. En pratique, trouver suffisamment d'investisseurs désireux de prêter de fortes sommes sans savoir s'ils vont, un jour, revoir la couleur de leur mise de départ peut s'avérer difficile, reconnaît le quotidien britannique The Guardian. Ce genre d'instrument financier n'est attractif que pour ceux qui ont les moyens de parier sur le très long terme, soit les grands fonds de pension américains ou certaines banques. Mais un fond de pension, par exemple, doit pouvoir récupérer sa mise, afin de pouvoir rembourser ceux qui lui ont confié leur argent en vue de leur retraite.
Pour Jérôme Creel, cet obstacle n'est cependant pas le plus insurmontable. Un autre défi, d'ordre politique, peut s'avérer beaucoup plus mortel pour la proposition espagnole : la traditionnelle opposition des pays d'Europe du Nord à toute idée de mutualisation de la dette européenne. Ils ne veulent pas mettre le doigt dans un mécanisme qui pourrait devenir pérenne et risquerait d'obliger les États riches à garantir financièrement les dépenses de leurs voisins européens moins fortunés.
En effet, Bruxelles piochera probablement dans le budget européen pour rembourser les intérêts. Autrement dit, ce sont les pays qui contribuent le plus au budget européen – comprendre les pays d'Europe du Nord – qui rembourseront le plus alors qu'une part importante des moyens du fonds de relance sera utilisée pour aider les États financièrement les plus fragiles.
La proposition de dette éternelle risque donc de connaître le même sort que les "eurobonds" lors de la crise de la dette des années 2010 ou des "corona bonds" au début de la pandémie de Covid-19. Pourtant, pour Jérôme Creel, cette initiative prouverait que l'Europe peut faire preuve des trois qualités nécessaires pour surmonter n'importe quelle crise : "L'ambition en proposant quelque chose de novateur, la coordination et la solidarité".