
Israël a autorisé les services de contre-espionnage à procéder à la surveillance électronique de sa population pour enrayer la propagation du Covid-19. Les outils utilisés sont les mêmes que ceux qui servent à la lutte contre le terrorisme et sont très invasifs pour la vie privée.
Contre le coronavirus, le contre-espionnage à la rescousse. Le Shin Beth israélien peut, depuis jeudi 19 mars, utiliser sur la population entière une arme de surveillance technologique de masse destinée à lutter contre le terrorisme.
Le service de renseignement a été autorisé par le gouvernement à suivre à la trace numérique les téléphones de tous les habitants du pays afin de "rendre la procédure d'enquête épidémiologique [sur le Covid-19] plus efficace, et de pouvoir plus facilement contacter les personnes exposées à des individus porteurs du virus", a expliqué le ministère israélien de la Santé.
"Vous devez vous placer en quarantaine"
"Chère Karina, d'après nos données vous avez été en contact rapproché avec un porteur du coronavirus le 6 mars, 2020. Vous devez vous placer en quarantaine jusqu'au 20 mars 2020 afin de protéger vos proches et le public". Ce message type – posté sur Twitter par la télévision publique israélienne – va être envoyé à tous les Israéliens qui se sont trouvés à moins de deux mètres d'une personne contaminée pendant deux minutes ou plus. Environ 400 individus ont déjà été averties grâce à ce dispositif très controversé, a indiqué le ministère de la Santé jeudi.
כך נראית הודעת משרד הבריאות שנשלחה לאנשים שהיו בסביבת חולי קורונה@Itsik_zuarets pic.twitter.com/qyingqKark
— כאן חדשות (@kann_news) March 18, 2020Pour suivre ainsi à la trace les mouvements de la population, le Shin Beth accède au téléphone des personnes qui ont été testées positives au Covid-19 en Israël, soit 677 cas à date. Les agents du renseignement peuvent ensuite consulter les données de géolocalisation du téléphone pour retracer les déplacements de ces individus. Ils vont accéder aux mêmes données sur les smartphones de tous leurs contacts pour essayer d'identifier qui s'est trouvé à proximité de porteurs du virus.
De carnet d'adresses en carnet d'adresses, le Shin Beth se retrouve ainsi à pouvoir surveiller en temps réel les mouvements de l'intégralité de la population israélienne, souligne le quotidien The Times of Israël. Ce sont des méthodes comparables à celles que les espions israéliens utilisent pour suivre à la trace les suspects d'activités terroristes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, note le quotidien Le Monde.
À une différence près. Les programmes de surveillance des activités terroristes doivent être validés par le Parlement israélien et sont placés sous le contrôle des tribunaux. Rien de tel cette fois-ci. L'utilisation de ces outils exceptionnels a été pris "en urgence", mardi 17 mars, le jour où un nouveau Parlement devait prendre ses fonctions, ce qui a permis au gouvernement de passer outre l'obligation de consulter le Commission sur le renseignement, qui n'était pas encore formé.
La Cour suprême très réservée
Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a reconnu que de telles mesures n'avaient jamais été appliquées à une telle échelle sur le sol national et "impliquait un certain niveau d'atteinte à la vie privée des citoyens". Mais il les a justifiées par l'urgence de la situation sanitaire, affirmant qu'Israël ne disposait pas du luxe d'attendre que toutes les institutions soient en place. Le pays traverse, en effet, une grave crise politique et aucun parti n'a été capable de former un gouvernement disposant d'une majorité au Parlement depuis un an.
Mais les justifications du gouvernement n'ont pas convaincu les organisations de défense des libertés individuelles et les opposants à Benjamin Netanyahou. "Nous traversons une période exceptionnelle qui nécessite de prendre des mesures exceptionnelles pour sauver des vies, mais cela ne justifie pas de passer ainsi en force sans se soumettre à un contrôle démocratique", a affirmé Benny Ganz, le chef de file du parti centriste Bleu Blanc et principal opposant au Premier ministre sortant.
La Cour suprême s'est aussi montrée très réservée à l'égard de cette surveillance de masse. Saisie par des associations de défense de droits de l'Homme, la plus haute autorité judiciaire a reconnu l'opportunité d'avoir recours à ce type de technologie, mais a critiqué l'absence de contrôle par le Parlement. Elle a donné cinq jours au gouvernement pour soumettre les mesures à la Commission parlementaire sur le renseignement, sous peine d'interdire au Shin Beth de jouer à Big Brother sur le sol national.
Chine, Corée du Sud, Israël et après ?
Les débats en Israël sont symptomatiques de la tentation de certains États de mettre la défense de la vie privée entre parenthèse pour mieux lutter contre le Covid-19. La Chine a montré la voie en renforçant son dispositif de surveillance de la population – déployant des drones dans le ciel de Wuhan, obligeant les Chinois à utiliser une application permettant aux autorités de suivre leurs déplacements – afin de mieux contrôler les foyers d'épidémie.
Outre Israël, Taiwan est le seul autre État à surveiller ainsi ouvertement les téléphones de sa population pour lutter contre la propagation du coronavirus. Le petit territoire insulaire a poussé la logique encore plus loin permettant à la police d'accéder à ces données pour s'assurer que les individus placés en quarantaine respectent le confinement. Une extension des pouvoirs de surveillance technologique aux forces de l'ordre que la Cour suprême israélienne a expressément interdite.
L'Iran a, pour sa part, été accusé d'utiliser une application de santé pour smartphone afin de collecter autant de données personnelles que possibles sur ses citoyens. Ce service, présenté comme un outil pour identifier les symptômes de contamination, transférait aux autorités iraniennes des informations sur la géolocalisation et l'identité du propriétaire du téléphone.
Si les exemples de pays ayant succombé à la surveillance électronique tous azimuts sont encore rares, ce n'est qu'un début, estiment les auteurs d'une étude britannique sur les politiques à mener pour lutter le coronavirus qui a inspiré les gouvernements britannique et américain. "Ces outils permettent clairement de rendre les politiques de confinement plus efficaces et peuvent s'avérer très utiles, à condition de résoudre les problèmes de protection de la vie privée", écrivent-ils.
Londres et Washington ont d'ailleurs annoncé, ces derniers jours, travailler sur des solutions technologiques similaires à celles utilisées par Israël pour alerter par téléphone les personnes qui sont entrées en contact avec des individus contaminés. Mais les deux pays ont promis que, dans leur cas, les clefs de la surveillance ne seront pas remis à James Bond ou Jack Bauer et que les citoyens auront le choix de permettre ou non aux autorités d'accéder à leurs données téléphoniques.