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Pédophilie : le récit de Vanessa Springora secoue le monde littéraire français

Dans son livre "Le consentement", Vanessa Springora raconte comment elle a été séduite à 14 ans par Gabriel Matzneff, écrivain sulfureux qui ne cachait pas, dans les années 1980, son goût pour les adolescentes. Un ouvrage qui rouvre le débat sur la notion de consentement sexuel et sur l'évolution des règles morales. 

"L’aura littéraire n’est pas une garantie d’impunité. J’apporte mon entier soutien à toutes les victimes qui ont le courage de briser le silence. Je les invite, ainsi que tout témoin de violences commises sur des enfants, à contacter le 119". Ces mots postés samedi 28 décembre sur Twitter par le ministre français de la Culture, Franck Riester, illustrent le malaise provoqué par la sortie, le 2 janvier, du livre "Le Consentement". Vanessa Springora, aujourd'hui éditrice, raconte comment elle a été séduite dans les années 80 à l'âge de 14 ans par Gabriel Matzneff, sulfureux écrivain qui ne cachait pas son goût pour "les moins de seize ans".

Sans acrimonie, ni victimisation, Vanessa Springora évoque l'ambivalence d'une époque (où la libération sexuelle flirte avec la défense de la pédophilie), la fascination exercée par l'écrivain – qu’elle nomme G. -  puis le poids de cette histoire sur sa vie. Et de décrire une emprise qui se poursuit sur le terrain littéraire : l'auteur écrit beaucoup et couche sur le papier ses conquêtes et aventures sexuelles, y compris avec des garçonnets lors de voyages en Asie. "Comme si son passage dans mon existence ne m'avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu'il documente, qu'il falsifie, qu'il enregistre et qu'il grave pour toujours ses méfaits", écrit Vanessa Springora

Dans un contexte de dénonciation des violences sexuelles et à l’heure du mouvement #MeToo, le livre remet un coup de projecteur sur la notion de consentement sexuel. Il relance également le débat entre défenseurs de l'écrivain, dénonçant une forme de puritanisme voire un procès fait à une époque révolue, et ceux défendant les victimes de violences sexuelles.

Bernard Pivot accusé de complaisance

Une séquence de l’émission littéraire "Apostrophes", datant de 1990, a notamment été largement diffusée et critiquée sur les réseaux sociaux. Bernard Pivot y interroge sur un ton badin Gabriel Matzneff sur son attirance sexuelle pour "les moins de 16 ans".

Gabriel Matzneff n'a jamais caché ses attirances pour les adolescentes, comme sur le plateau d' "Apostrophes", en 1990. Vanessa Springora publie un livre, "Le consentement", dans lequel elle décrit l'emprise qu'il a exercé sur elle dans les années 80 quand elle était mineure. pic.twitter.com/T2l2xyEsmC

— Ina.fr (@Inafr_officiel) December 26, 2019

Sur le plateau, seule la romancière canadienne Denise Bombardier intervient, le comparant à ces "vieux messieurs" qui attirent les enfants avec des bonbons. Elle marque les esprits en jugeant que Gabriel Matzneff aurait "des comptes à rendre à la justice" s'il n'avait pas une telle "aura littéraire".

La romancière a expliqué, lors d'une série d'interviews aux médias québécois, avoir reçu un courriel de Vanessa Springora la remerciant d'avoir été la seule à dénoncer publiquement les agissements de Gabriel Matzneff. "Vanessa dit que (mon intervention) lui a donné la force, au bout de 30 ans, d'écrire et de se décider à parler", explique-t-elle. "J'ai fait ce que j'avais à faire", note-t-elle, rappelant que cette intervention lui a valu de nombreuses critiques à l'époque au sein du milieu littéraire parisien.

Accusé de complaisance avec Gabriel Matzneff, Bernard Pivot a évoqué, pour se défendre, une autre "époque". Mais il s’est attiré les foudres de nombreux internautes. "Dans les années 70 et 80, la littérature passait avant la morale ; aujourd'hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c'est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d'un pays et, surtout, d'une époque", a écrit l'ancien président de l'Académie Goncourt, sur Twitter, où il compte plus d'un million d'abonnés.

Dans les années 70 et 80, la littérature passait avant la morale; aujourd’hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c’est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d’un pays et, surtout, d’une époque.

— bernard pivot (@bernardpivot1) December 27, 2019

"Vous avez été complaisant envers un pédocriminel. Vous n'avez exprimé aucun dégoût, aucune indignation, aucune empathie envers les victimes. Vous avez utilisé le terme de "minettes" pour parler d'elles, pour les dénigrer, les ridiculiser, les disqualifier", l'a notamment interpellé dans un communiqué le collectif féministe #NousToutes.

"Y a-t-il une raison de ne pas publier d'article de quelqu'un parce que son comportement est jugé immoral ?"

Gabriel Matzneff, encore chroniqueur aujourd'hui pour le site du Point sur lequel il traite de spiritualité et de religion, n'a jamais été condamné par la justice, rappelle Le Monde. "Comme tout le monde nous avons en horreur la pédophilie, il n'y a pas de débat là-dessus. Mais y a-t-il une raison de ne pas publier d'article de quelqu'un parce que son comportement est jugé immoral ?", a réagi Étienne Gernelle, le patron du Point, interrogé par l'AFP. "Je ne protège personne mais je ne participe pas non plus aux chasses à l'homme", a-t-il insisté, précisant qu'aucune chronique de l'écrivain n'a fait "l'apologie de l'amour avec les enfants". "Sinon, elle ne serait pas passée".

Dans sa loi contre les violences sexuelles d'août 2018, le gouvernement a renoncé à instaurer un âge minimal de consentement à un acte sexuel, promis à 15 ans, décevant très fortement les associations. Dans deux affaires ces dernières années, des fillettes de 11 ans avaient été considérées comme consentantes par la justice, provoquant un vif émoi

"J'espère apporter une petite pierre à l'édifice qu'on est en train de construire autour des questions de domination et de consentement", explique à l'Obs Vanessa Springora, qui précise avoir commencé à écrire son livre "bien avant l'affaire Harvey Weinstein" fin 2017.
Avec AFP