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Irak : "Les manifestations se distinguent par leur spontanéité"

Plus de soixante-dix personnes ont été tuées en Irak, après trois jours d'une contestation réclamant plus d'emplois pour les jeunes. Une mobilisation qui se distingue par son caractère spontané, explique Karim Pakzad, chercheur spécialiste de l'Irak.

L'Irak s'embrase. Plus de 70 personnes ont trouvé la mort dans le pays depuis le 1er octobre, début des manifestations contre le gouvernement d'Adel Abdel-Mahdi nommé il y a un an. Les mouvements de contestation qui traversent plusieurs grandes villes du pays, dont la capitale Bagdad, ont été dispersés par les forces de sécurité à l'aide de tirs à balles réelles, de gaz lacrymogène et de canons à eau. On dénombre également plus de 600 blessés, selon les autorités citées par Reuters.

Si les manifestations d'une telle ampleur ne sont pas rares en Irak – une importante mobilisation avait eu lieu dans la ville de Bassora en 2018 –, ce mouvement reste jusqu'ici inédit dans le pays, de par son caractère spontané. Aucun parti ou leader politique ou religieux ne s'est déclaré à son origine. Mais quelles sont les raisons d'une colère qui semble s'enraciner de jour en jour ? Décryptage avec Karim Pakzad, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de la région, interrogé par France 24.

France 24 : Pourquoi les manifestants descendent-ils dans la rue depuis mardi ?

L'Irak est ravagé par trois fléaux depuis l'invasion des États-Unis dans le pays en 2003. On observe d'abord une explosion du chômage. Un jeune sur quatre est aujourd'hui sans emploi. Ce sont eux qui composent aujourd'hui la majorité des manifestants. Autre constat, les guerres successives qui ont traversé le pays ont détruit les rues, les transports, les centres de production d'électricité et de traitement d'eau. L'ensemble du service public est défaillant. Pour rappel, depuis 2003, l'Irak n'est pas capable de produire et de fournir de l'électricité pour l'ensemble du pays. Il achète une partie de sa consommation d'électricité en Iran. Enfin, les manifestants réclament la fin de la corruption des élites.

Comment cette corruption se traduit-elle ?

Elle est endémique au pays. Il faut savoir que la guerre contre le groupe État islamique jusqu'en 2017 n'a pas été menée uniquement par l'armée irakienne, elle a été secondée par différentes milices chiites. Or, ces milices ont aujourd'hui besoin de financement. Toute cette structure de guerre domine en Irak depuis des années et engendre de la corruption.

La première mesure prise par les Américains lors de leur arrivée sur le territoire a été de dissoudre l'armée irakienne. Puis, quand les revenus pétroliers ont commencé à revenir, le gouvernement a investi la majorité de cet argent dans la reformation de l'armée, et non dans la reconstruction des villes et des services publics pour la population.

Le pays a toujours été marqué par des vagues de violences plus ou moins importantes contre le pouvoir. En quoi cette manifestation se distingue-t-elle des autres ?

Certaines manifestations ont effectivement marqué le pays, comme à l'été 2018. Ces mobilisations étaient d'ailleurs plus importantes en termes de chiffres, mais moins violentes. Car il y avait une coalition de partis politiques et des organisations de la société civile derrière ces cortèges.

Aujourd'hui, il n'y a aucun parti derrière. Les manifestations se démarquent par leur caractère spontané. Elle peuvent donc être potentiellement plus dangereuses. On pourrait faire un parallèle avec la France : à Paris, de grandes manifestations menées par des syndicats ou des associations se déroulent dans le calme. Alors que d'un autre côté, on a vu des débordements importants lors de rassemblements organisés depuis les réseaux sociaux par les Gilets jaunes. En Irak, des individus ont même pénétré dans la Zone verte [enclave où siègent les plus hautes institutions irakiennes à Bagdad, NDLR]. Une façon d'empêcher que ces mobilisations prennent de l'ampleur est alors de couper Internet, ce qui se passe aujourd'hui sur 75 % du territoire.

Cette colère inquiète-t-elle le pouvoir ?

Le gouvernement semble prendre cette contestation au sérieux. Le Premier ministre, Adel Abdel-Mahdi, a tenté d'éteindre l'incendie en promettant de répondre aux revendications sociales des manifestants, même s'il a reconnu ne pas avoir de "solution magique" face aux demandes du mouvement.

Enfin, la colère de la rue bénéficie d'un soutien de poids : celui du plus haut dignitaire chiite du pays, le grand ayatollah Ali al-Sistani, pour qui le gouvernement n'a pas répondu aux demandes légitimes du peuple.

Peut-on y voir le début d'un "printemps irakien" ?

On ne peut pas parler d'un "printemps irakien" car la contestation ne vise pas le gouvernement. Il n'y a pas de revendication politique. Souvenez-vous en 2011 en Tunisie, le mot d'ordre adressé à Ben Ali dans les cortèges était "Dégage !". Les Tunisiens souhaitaient renverser le régime. Il n'est pas question de cela aujourd'hui en Irak. De plus, la plupart des manifestants sont issus de la communauté chiite, tout comme le gouvernement. Il s'agit d'un mouvement populaire mené par une jeunesse profondément inquiète pour son avenir.