logo

À Rouen, l'incendie de Lubrizol laisse place au feu de la colère et de l'inquiétude

Une semaine après l'incendie qui a ravagé l'usine Lubrizol, classée Seveso, à Rouen, les incertitudes demeurent autour des conséquences de la combustion des produits chimiques. La colère et les inquiétudes aussi.

Comme tous les matins, Sylvain Lambert, éleveur de vaches laitières en Seine-Maritime, se lève pour la première traite de 5 h 30. Mais depuis une semaine, l'enthousiasme n'y est pas. Principe de précaution oblige, l'agriculteur est contraint de déverser les 4 000 litres de lait que sa ferme normande produit chaque jour dans la plaine voisine. "Ça fait mal de se lever tous les matins pour faire ça…", confie l'éleveur, désabusé. Sa ferme familiale implantée dans la petite commune rurale de La Vieux-Rue, se situe au nord-ouest de Rouen, à moins de 20 kilomètres de là où s'est produit l'incendie de l'usine Lubrizol dans la nuit du 25 au 26 septembre.

Mais pas question pour l'éleveur de critiquer ces mesures de précaution. La chambre d'agriculture et l'union syndicale ont bien fait d'alerter la préfecture pour stopper les livraisons de lait, selon lui. "Je me serais senti mal de distribuer du lait qui présente un moindre risque pour les consommateurs. L'important est de montrer que l'on fait notre travail sérieusement pour ne pas perdre la confiance des consommateurs."

Certains "pètent des câbles"

Pourtant, la situation financière du GAEC (groupement agricole d'exploitation en commun) qu'il gère depuis 1994 avec son beau-frère, est loin d'être idyllique. "Sans rentrée d'argent, avec les toutes les charges, les impôts et les échéances des emprunts qui ne vont pas tarder, on ne va pas pouvoir tenir très longtemps dans cette situation." Certains agriculteurs à la trésorerie et au moral fragile – les deux étant souvent liés –, "pètent des câbles", reconnaît le père de famille.

Le temps presse et les résultats des analyses, faites dès les premiers jours après l'incendie, se font attendre. Au milieu de toutes ces incertitudes, l'éleveur de 53 ans avoue être tout de même chanceux. D'abord parce qu'il peut compter sur son associé pour se donner du courage. Il a également la chance d'avoir une femme qui travaille à l'extérieur pour ramener un salaire au foyer. Enfin, parce qu'il a pu récolter son maïs et le stocker en silo avant que l'incendie ne se déclare. Il peut donc nourrir ses bêtes. Ce n'est pas le cas de tous. "Heureusement, la solidarité s'est spontanément organisée. Ceux qui n'ont plus rien à donner à leurs animaux peuvent compter sur les agriculteurs voisins, épargnés par l'incendie. La situation a pu nous montrer qu'il y avait une vraie solidarité dans le monde paysan."

La sonnerie du téléphone de l'éleveur retentit. La vétérinaire souhaite savoir s'il veut échelonner la prochaine facture. L'agriculteur accepte. À tous les niveaux, la solidarité s'organise.

Impuissant, au milieu des ballots de luzernes souillés par la suie, Sylvain Lambert, ne nourrit aucune rancune vis-à-vis des responsables de l'usine Lubrizol. Il en veut davantage au responsable de l'incendie. Et à la préfecture, qui n'a pas pris, selon lui, la mesure de l'événement.

La suite, il ne la connaît pas. De mémoire familiale, on n'a jamais connu pareille situation à la ferme de la Hêtraie. L'éleveur normand espère pouvoir rapidement vendre à nouveau son lait. Dès la semaine prochaine, des vaches devraient vêler. On ne connaît pas non plus les conséquences des suies sur les veaux naissants. "On verra", lâche-t-il, songeur.

Police au bord de la crise de nerfs

Ambiance tout aussi morose dans les locaux de l'hôtel de police de Rouen. Les 150 agents qui ont été dépêchés sur le site Seveso en flammes ne décolèrent pas. Mobilisés dès les premières heures sur les lieux du sinistre pour en assurer la sécurité, ils reprochent à leur hiérarchie de les avoir mis en danger.

"Quand ils sont partis en mission, les hommes ne savaient même pas qu'ils se rendaient sur un site Seveso, inutile donc de vous dire qu'ils n'étaient pas équipés en conséquence", explique Frédéric Desguerre, secrétaire régional (Normandie) Unité SGP police.

Certains ont bien reçu des masques de protection jetables FFP2 après plusieurs heures d'intervention, mais ces protections ne sont efficaces que quelques heures seulement. Faute de mieux, "certains ont même utilisé des masques de dentistes. Autant dire, rien du tout", déplore le responsable syndicaliste.

Conséquence, la plupart d'entre eux se sont plaints de maux de tête et de nausées, assure-t-on du côté du syndicat policier. Trois agents CRS se sont rendus aux urgences, trois ont été mis en arrêt maladie et 29 ont affirmé avoir consulté un médecin après la mission.

Rouen, zone à risque

Ce n'est pourtant pas la première fois que le secteur est touché par un risque chimique. En 2013 déjà, la même usine à risque Lubrizol avait connu des fuites de mercaptan, un gaz à l'odeur de soufre qui peut présenter des propriétés toxiques. Les archives attestent qu'à l'époque, des riverains avaient été pris de douleurs thoraciques, de toux, de nausées, de vomissements et de diarrhées. Plus récemment, le 17 février 2018, une violente explosion, suivie d'un incendie, s'est produite dans l'usine Saipol de Dieppe, à 60 kilomètres environ de Rouen. Deux employés avaient trouvé la mort. "Nous vivons dans une zone à risque, il est inconcevable que l'on prenne si peu de précautions."

Il faut dire que les équipements en la matière sont rares dans la police. "Nous n'avons que 30 tenues d'équipement NRB (nucléaire radiologique ou bactériologique)." En cas de problème, "nous sommes incapables d'intervenir sans prendre de risque pour notre santé", lance le policier, lassé de redire les mêmes choses.

Au manque de moyens s'ajoute la fatigue. "Fatigués ? Les policiers ne sont pas fatigués. Ils sont épuisés. Après les Gilets jaunes, le G7 à Biarritz et les ministres qui viennent tour à tour à Rouen, obligeant les équipes à rester mobilisées pour assurer leur sécurité, les policiers ont le moral au plus bas. Vraiment, Lubrizol, on n'avait pas besoin de ça", conclut le policier.

Le spectre de Tchernobyl

À quelques kilomètres de là, dans la commune voisine de Maromme, son maire, David Lamiray, est lui aussi fatigué. "Ça m'arrive rarement de me plaindre de la fatigue, mais là depuis, une semaine, je suis épuisé", confie l'édile. Épuisé de prendre les décisions, épuisé de n'avoir aucune information de la préfecture, épuisé par l'inquiétude.

"J'ai appris la nouvelle, en me levant comme tous les matins, à sept heures moins le quart. En écoutant les informations, ma femme m'a appris l'inimaginable." Sans tarder, le maire prend contact avec ses services et convoque une cellule de crise sur sa propre initiative. Dès lors, il n'aura de cesse d'utiliser la ligne spéciale risque Seveso reliant les élus à la préfecture pour prendre les premières mesures d'urgence qu'impose la situation. En vain. Les services de la préfecture restent injoignables. Ce n'est que onze heures après le début de l'incendie que le maire parvient à joindre les services préfectoraux.

De son propre chef, l'élu prend alors la décision de mettre le maximum de personnes au confinement. Écoles, crèches sont fermées jusqu'à nouvel ordre. Tous les employés municipaux sont soumis au confinement. "Je jouais dans la cour de récréation de mon école quand le nuage de Tchernobyl est passé sur la Normandie, en 1986. Il n'était pas question pour moi de faire courir le moindre risque à la population", indique le Marommais.

Le maire Maromme, près de #Rouen, @DavidLamiray dit sa "colère" au @Prefet76 : "J'ai été prévenu à 14h25 de l'incendie de #lubrizol" pic.twitter.com/LztidfhdeC

  Raphaël Tual (@raphtual) September 30, 2019

La communication de la préfecture, sujet hautement inflammable

D'autres maires de communes voisines, sans mot d'ordre de la préfecture, ont préféré ne pas placer les administrés au confinement pour ne pas affoler la population. "Chacun a fait ce qu'il a voulu", résume le maire, las.

L'élu en est pourant persuadé, "on est passé à côté d'une catastrophe". Et les dernières informations délivrées par David Lamiray sont loin d'être rassurantes : quelque 160 barils d'hydrogène sulfuré, gaz inodore et mortel, restent actuellement stockés dans l'usine de Lubrizol, encore fumante une semaine après le drame. Déformés par la chaleur des flammes, les fûts ne sont pas transportables. Des équipes techniques sont à pied d'œuvre pour tenter de trouver des solutions. "Je suis vraiment très inquiet. Si un baril lâche, on court à la catastrophe avec des centaines de morts possibles."

Interrogée sur la gestion de la crise, la préfecture n'a pas donné suite à nos questions.