Tentatives pour influencer les élections aux États-Unis, guerre en Ukraine, ambition russe en Afrique : le nom d’Evguéni Prigojine revient dans tous ces dossiers. Cet oligarque, surnommé le "chef" de Poutine, est aussi dans le viseur de Washington.
Il est peut-être l’oligarque russe le plus sanctionné par les États-Unis. Lundi 30 septembre, Evguéni Prigojine a une nouvelle fois été visé par le Trésor américain, qui a gelé certains de ses actifs. Ce milliardaire proche de Vladimir Poutine avait déjà été sanctionné par Washington en 2016, et plusieurs de ses sociétés ont été mises à l’index en 2017 et 2018. Il a même été inculpé, in absentia, par un jury populaire en février de l’an dernier.
Evguéni Prigojine doit cet acharnement à son rôle de grand argentier de la célèbre Internet Research Agency (IRA). C’est cette organisation russe qui a été à l’origine de la vaste opération de désinformation et de propagande menée durant la campagne pour la présidentielle américaine de 2016. Le Trésor affirme que l’IRA a récidivé en tentant d’influencer les élections de mi-mandat de 2018.
Des hot dogs aux restaurants de luxe
Mais Evguéni Prigojine est bien plus que le milliardaire derrière les milliers de faux comptes Twitter ou Facebook disséqués par tous les services américains de renseignement. Au fil des ans, ce natif de Saint-Pétersbourg s’est imposé comme l’homme de confiance et des basses œuvres de Vladimir Poutine. Son influence ne s’exerce pas seulement dans les petits cercles du pouvoir moscovite ou sur Internet, mais aussi au-delà des frontières russes – et tout particulièrement en Afrique.
Pourtant, cet homme de 58 ans est parti de rien. Dans le Saint-Pétersbourg de l’ère soviétique, Evguéni Prigojine s’est d’abord fait connaître des autorités comme délinquant. À 20 ans, il a été condamné à douze ans de prison pour avoir participé à un braquage et a aussi été reconnu coupable d’appartenir au crime organisé. Il bénéficie d’une libération anticipée dix ans plus tard puis cherche à profiter des opportunités offertes par la chute du régime communiste en se lançant dans… la vente de hot dogs. Il abandonne rapidement cette branche pour reprendre une chaîne d’épiceries puis décide de se consacrer à la restauration.
Vers la fin des années 1990, il ouvre à Saint-Pétersbourg le "New Island", qui va devenir le restaurant de luxe favori du monde des affaires et de l’élite politique locale. Parmi les édiles saint-pétersbourgeoises se trouve un certain Vladimir Poutine, qui commence à fréquenter l’établissement.
En 2001, fraîchement élu président de la Russie, Vladimir Poutine choisit d’emmener son homologue français Jacques Chirac au restaurant d’Evguéni Prigojine. D’après la légende entretenue par l’homme d’affaires, l’ex-délinquant reconverti profite de ce repas pour lier connaissance avec le maître du Kremlin.
Dès lors, Evguéni Prigojine s’immisce dans le cercle des proches du président russe à la force de la fourchette. À tel point qu’Evguéni Prigojine décroche un surnom : celui de "chef" de Vladimir Poutine. Sa proximité avec le président russe lui permet de décrocher de très juteux contrats pour assurer la restauration de tous les écoliers de Moscou et de l’armée russe. Des opportunités qui vont lui permettre d’amasser son premier milliard au début des années 2010. Vladimir Poutine s’est, quant à lui, offert un loyal soldat aux poches très bien remplies.
Le groupe Wagner et l’Afrique
Si, à l’étranger, Evguéni Prigojine est avant tout connu comme l’homme de la propagande numérique à grande échelle, en Russie il s’est surtout illustré par sa créativité pour tenter de discréditer des mouvements d’opposition. "Il n’a pas peur de se salir les mains pour arriver à ses fins", affirme au New York Times Lioubov Sobol, militant de la Fondation anticorruption de l’opposant Alexeï Navalny. La holding d’Evguéni Prigojine, Concord Group, a ainsi des intérêts dans des médias chargés de propager des rumeurs sur tel ou tel opposant. L'homme est aussi soupçonné d’avoir organisé des coups médiatiques comme l’organisation d’une manifestation de faux militants pro-LGBT pour accueillir le président américain Barack Obama en 2013 lors du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg. Le but, d’après le site russe d’investigation Meduza, était d’aller dans le sens du discours officiel du Kremlin, teinté d’homophobie, sur la défense des "valeurs familiales" face à un Occident présenté comme "décadent".
Et puis il y a le groupe paramilitaire Wagner. Cette milice russe, qui a été active en Ukraine, en Syrie ou encore en Libye, est souvent perçue comme une armée parallèle à la solde du Kremlin, même si les groupes militaires privés sont, officiellement, interdits en Russie. Plusieurs enquêtes, notamment du Guardian et du New York Times, indiquent qu’Evguéni Prigojine en est le réel patron, même si le principal intéressé nie jusqu’à l’existence de cette force paramilitaire.
Le groupe Wagner sert en tout cas les intérêts financiers de l’homme d’affaires en Afrique, où ces militaires apparaissent comme le bras armé de la diplomatie russe. En Syrie, Evguéni Prigojine a obtenu du régime 25 % des revenus des champs gaziers et pétroliers que les forces paramilitaires russes ont contribué à reprendre aux militants de l’organisation jihadiste État islamique, a raconté le quotidien Libération dans une enquête consacrée aux barbouzes de Moscou, publiée en 2018. Au Soudan, des hommes du groupe Wagner protègent une mine d’or soupçonnée d’être exploitée par une société sous contrôle indirect d’Evguéni Prigojine.
Rivalité avec la France
En Afrique, l’ancien vendeur de hot dogs ne s’intéresse pas qu’aux affaires. Il aide aussi Moscou à avancer ses pions géopolitiques. Les pays de la sphère d’influence française semblent tout particulièrement dans le viseur de cet homme de confiance de Poutine, d’après des documents internes au groupe Wagner consultés par le quotidien britannique The Guardian. Une carte indique ainsi les pays africains où existent une "rivalité avec la France" et d’autres documents soulignent la réussite des agents russes à évincer, notamment, des "politiciens favorables à Paris" en République centrafricaine. Il est aussi fait mention d’une opération dans les Comores où des "envoyés de Prigojine ont testé des 'outils technologiques' pour savoir s’il était possible d’attiser les tensions entre les autorités locales et Paris", raconte le Guardian, qui a repris ces informations du Dossier Center, une initiative russe de journalisme d’investigation basée à Londres.
Le "chef" de Vladimir Poutine fait donc preuve d’un appétit d’ogre qui va bien au-delà de l’entreprise de désinformation sur Internet. Et le fait d’être dans le collimateur de Washington ne semble pas le gêner. Après avoir été inculpé en 2018, il avait déclaré : "Ça ne me dérange pas. Si les États-Unis veulent voir en moi le diable, qu’ils le fassent."