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Les îles Chagos, symbole du lent déclin de l’Empire colonial britannique

L’Assemblée générale de l’ONU a voté, mercredi, pour exiger que le Royaume-Uni restitue l’archipel de Chagos à l’île Maurice. Le clap de fin de l’une des dernières grandes batailles coloniales du XXIe siècle ?

C’est à la fois le combat d’un David contre deux Goliath et une bataille pour le devenir de l’une des dernières miettes de l’Empire colonial britannique. L’Assemblée générale de l’Organisation des nations unies (ONU) s'est prononcée, mercredi 22 mai, en faveur d'une résolution pour exiger la restitution par le Royaume-Uni de l’archipel des Chagos à la République de Maurice (qui comprend l’île Maurice et l’île Rodrigues) dans six mois au plus tard.

L’État insulaire de l’océan Indien se bat depuis son accession à l’indépendance, en 1968, pour récupérer cet archipel de 64 îlots situés à un peu plus de 1 200 km de l’île Maurice et qui est resté sous administration britannique. Il fait face à deux géants : le Royaume-Uni, qui s’accroche à ces lopins de terre, et les États-Unis, qui disposent d’une base militaire jugée stratégique sur l’une des îles de l’archipel.

Londres condamnée par la Cour internationale de justice

Un combat qui semblait perdu d’avance ? Pas forcément. L’ONU s’est révélée être une alliée précieuse pour Maurice. En février 2019, la Cour internationale de justice - qui dépend des Nations unies - a infligé un véritable camouflet à Londres en jugeant que le Royaume-Uni devait non seulement rendre ces territoires afin “de compléter le processus de décolonisation de l’île Maurice”, mais aussi aider au retour des natifs de l’archipel de Chagos. Ces derniers ont été expulsés de force entre 1968 et 1973.

Ce jugement n’était pas contraignant et Londres s’est empressé de l’ignorer. Mais il a donné aux autorités mauriciennes un prétexte pour saisir l’Assemblée générale de l’ONU afin d’accentuer la pression sur le Royaume-Uni. La République de Maurice s’apprête donc à célébrer une victoire diplomatique majeure, la résolution ayant été adoptée par 116 voix (6 contre, 56 abstentions).

Le quotidien britannique The Guardian indiquait avant le vote qu'une large adoption de la résolution “permettrait de prouver à quel point le Royaume-Uni est isolé dans cette bataille, qui apparaît, pour beaucoup d’États membres de l’ONU, comme un baroud d’honneur pour essayer de préserver les vestiges de l’empire colonial”.

Accord secret entre Londres et Washington

Il faut dire que l’archipel des Chagos, qui n’apparaît pourtant même pas sur la liste de l’ONU des 16 colonies restantes, est une sombre page de l’histoire britannique récente. Le gouvernement britannique a même reconnu, en 2013, que le Royaume-Uni “avait clairement mal agi”, lors de l’accession à l’indépendance de la République de Maurice.

Au plus fort du mouvement de décolonisation dans les années 1960, cette colonie – qui avait connu au cours des siècles la tutelle successive des Hollandais, des Français puis des Britanniques – sent que l’heure de son indépendance a sonné. Londres accepte le principe, mais négocie en parallèle et en secret avec les États-Unis le détachement de l’archipel de Chagos, qui a toujours été considéré par les puissances coloniales successives comme faisant partie du territoire mauricien. En 1966, soit deux ans avant la déclaration d’indépendance de la République de Maurice, Londres accepte de louer à Washington la plus grande des îles de l’archipel, Diego Garcia, pour y établir une base militaire.

Les autorités mauriciennes seront mises devant le fait accompli : le Royaume-Uni leur annonce simplement qu’il n’obtiendrait l’indépendance qu’en échange des îles Chagos. En d’autres termes, Londres abandonne une colonie pour en créer une nouvelle, qui sera baptisée British Indian Ocean Territory (Territoire britannique de l’océan Indien).

"Quelques Tarzan et Vendredi"

Reste un problème : la population locale. Avant l’accord entre les États-Unis et le Royaume-Uni, les autorités britanniques estimaient qu’environ 1 700 personnes vivaient à Diego Garcia. En 1967, ce chiffre avait été magiquement réduit à un peu plus de 300. Un responsable du ministère britannique des Affaires étrangères avait même assuré qu’il n’y avait personne sur place en dehors des “travailleurs saisonniers, de quelques Tarzan et Vendredi [en référence au personnage d’indigènes du roman "Robinson Crusoé" de Daniel Defoe, NDLR]”.

Des déclarations qui visaient à “faire croire à l’ONU que la saisie de ces territoires ne se faisait pas au détriment des populations locales”, a expliqué Geoffrey Robertson, un avocat britannique spécialiste des questions de droits de l’Homme qui a écrit une longue étude sur le cas de l’archipel Chagos en 2012.

Après l’indépendance de la République de Maurice, les Britanniques et Américains ont organisé l’expulsion de la population locale. Ces familles ont alors débuté une longue bataille judiciaire au Royaume-Uni, vaine jusqu’à présent, pour obtenir réparation et le droit de retourner chez eux.

Entre temps, Washington a investi plus de trois milliards de dollars dans sa base militaire sur place et a payé plusieurs dizaines de millions de dollars à Londres pour avoir le droit de séjourner à Diego Garcia.

Lutte contre le terrorisme

Le Royaume-Uni avait pourtant assuré, au début des années 1970, que la présence américaine ne serait que temporaire et que l’archipel serait restitué à la République de Maurice lorsque l’armée américaine n’en aurait plus besoin. Mais c’était avant le 11 septembre 2001. La lutte contre le terrorisme islamiste a transformé Diego Garcia, stratégiquement situé entre l’Asie et le Moyen-Orient, en une des bases militaires les plus importantes pour Washington. L’île s’est révélée particulièrement utile comme port de ravitaillement pour des navires et avions en mission, notamment, en Afghanistan et en Irak. Cette base est aussi suspectée de servir de prison secrète où des terroristes présumés ont été interrogés par la CIA.

Washington n’a donc aucune envie de voir le statut de l’archipel changer. Les autorités mauriciennes ont pourtant assuré à plusieurs reprises qu’elles ne comptaient pas remettre en cause la présence américaine à Diego Garcia. Mais depuis le début, “les États-Unis ne font pas confiance à la stabilité du gouvernement mauricien et préfèrent travailler avec un allié qui ne risque pas de changer d’avis, comme le Royaume-Uni”, souligne l’avocat Geoffrey Robertson.

Les autorités britanniques ont d’ailleurs prouvé que cette confiance était méritée puisqu’en 2016, ils ont renouvelé le bail accordé à l’armée américaine jusqu’en 2036. Londres s’est par ailleurs montrée très créative pour combattre les prétentions mauriciennes sur l’archipel. En 2009, les autorités ont élaboré un plan pour créer une vaste réserve naturelle maritime pour protéger l’écosystème autour de Diego Garcia. Mais un document diplomatique américain secret, publié par WikiLeaks en 2010, révèle que ce projet visait surtout à rendre l’île inhabitable et, ainsi, sanctuariser au nom de l’environnement la présence militaire américaine au détriment des anciens habitants de Diego Garcia. Très fier de l’idée, un responsable du ministère britannique du Commonwealth avait même déclaré à un diplomate américain que le projet serait bien reçu car “le lobby environnementaliste est plus puissant que celui qui défend la cause des habitants de l’archipel”. Pourtant, en 2015, un tribunal arbitral international a jugé ce projet “illégal”.

Conscients qu’ils risquaient un véritable camouflet diplomatique à l’ONU, Londres et Washington ont déjà commencé à essayer de minimiser la portée du vote de mercredi. “Il ne s’agit pas d’une question de décolonisation susceptible d’être tranchée par l’ONU, mais plutôt d’un différend territorial entre deux pays – l’île Maurice et le Royaume-Uni”, a affirmé Karen Pierce, l’ambassadrice britannique à l’ONU. Les États-Unis ont aussi souligné que Diego Garcia avait joué un rôle important pour contribuer à la paix dans le monde. Une manière de dire que la noblesse de la cause défendue primerait sur les revendications, aussi légitimes soient-elles, de quelques habitants privés de foyer il y a près de soixante ans.