
Sur le toit du monde, à plus de 8 000 mètres au-dessus de la mer, les morts, toujours plus nombreux, sont comme figés dans le temps. La plupart d'entre eux n'auront jamais droit à une inhumation, car la montagne ne veut plus les rendre.
Le Nanga Parbat aura décidé de ne prendre que son compagnon de cordée, le Polonais Tomasz Mackiewicz. Samedi 27 janvier 2018, l’alpiniste française Elisabeth Revol, 37 ans, a échappé à l’issue d’un sauvetage épique, mené de nuit, à la "montagne tueuse", qui culmine à 8 125 mètres au-dessus du Pakistan. Il s’agit du neuvième plus haut sommet du monde, mais aussi de l’un des plus périlleux.
Très expérimentés, elle et son coéquipier s’étaient décidés à se mesurer à celui que l’on surnomme aussi Diamir, pour "Roi des montagnes", en plein cœur de l’hiver, et ce sans porteur et sans oxygène. Malheureusement, leur exploit se sera soldé par un drame : la disparition de Tomasz, dont le sauvetage fut impossible car trop affaibli. Elisabeth, rapatriée mardi soir à l’hôpital de Sallanches, en Haute-Savoie, risque encore l’amputation des mains et des orteils, souffrant d’engelures sévères. Elle devra attendre les résultats d’examens plus approfondis et peut-être jusqu’à 45 jours pour savoir si elle perdra un ou plusieurs de ses membres.
L’Himalaya, la chaîne de montagnes de tous les records, est décidément bien décidée à ne pas se laisser dompter par l’homme. Ces dernières années, tout particulièrement, les sommets ont pris la vie de plusieurs dizaines alpinistes. En avril 2014, seize guides ont péri dans la terrible avalanche qui a ravagé la voie normale de l’Everest, devenant alors l’accident le plus meurtrier de l’histoire survenu sur le(s) toit(s) du monde. Il n’aura pas fallu plus d’un an pour que ce triste bilan soit surpassé : en avril 2015, dix-huit alpinistes sont tués sur l’Everest lors du puissant séisme qui a frappé le Népal et le Bihar voisin. Au total, 292 hommes et femmes sont morts sur pentes escarpées de la plus haute montagne du globe. Depuis 1978, il ne s’est d’ailleurs pas écoulé une seule année sans que quelqu’un n’y perde la vie.
Si l’Everest domine les pics voisins, il n’est assurément pas le seul à faucher l’existence de ceux qui, malgré leur expérience certaine de la haute montagne, osent se mesurer à eux : à ce jour, le K2, second mont le plus haut après l’Everest, surnommé aussi la "montagne sauvage" à cause de son extrême difficulté, a vu périr sur ses arêtes plus de 80 personnes, quand seulement 300 d’entre elles ont atteint son sommet. À eux trois, le Kanchenjunga – qui se hisse sur la troisième marche du podium en termes d’altitude –, l’Annapurna, ou encore, bien sûr, le Nanga Parbat, auquel vient d’échapper in extremis Elisabeth Revol, ont fait plus de 200 disparus.
Ces enfers de glace, et particulièrement l’Everest, ne cessent pourtant d’attirer les foules. En mai 2014, le ministère du Tourisme népalais annonçait d’ailleurs l’ouverture aux alpinistes du monde entier de 104 nouveaux sommets encore jamais conquis. Cette décision controversée, sans précédent et prise à l’époque pour pallier la crise touristique post-avalanche, pourrait bien allonger la longue liste de décès, même si peu tentent encore de gravir des sommets vierges.
Récupérer un mort au prix d’une vie
Ces décès, la montagne les rappelle régulièrement aux grimpeurs, qui, au fil de leur ascension, sont amenés à croiser de plus en plus souvent des cadavres sur leur route. "Vous marchez, c'est une belle journée, et soudain, vous apercevez quelque chose un peu plus loin", confiait en 2015 Ed Viestur, un alpiniste familier de l’Himalaya, à la BBC. "C’est comme, wow... Comme un réveil."
Car "redescendre les morts" a un coût, et encore, lorsque cela est possible. Très peu de familles endeuillées ont pu récupérer la dépouille de leurs proches décédés dans les hauteurs les plus extrêmes. Les autorités népalaises estiment que plus de 200 corps gisent aujourd’hui sur le seul mont Everest. À plus de 8 000 mètres, dans ce que l’on nomme la "zone de la mort", transporter un cadavre gelé, dont le poids originel double dans ces conditions, relève de l’exploit. "Même ramasser un emballage de bonbons en haut de la montagne demande beaucoup d'efforts, car il est complètement gelé et il faut creuser autour pour le détacher", expliquait à la BCC Ang Tshering Sherpa, président et fondateur d'Asian Trekking, une entreprise basée à Katmandou. N’oublions pas qu’à cette altitude, un être humain n’est plus qu’à 20 % de ses capacités physiques… et mentales.
Si la majorité des familles ont préféré laisser les corps de leurs proches dans les bras de la montagne, plusieurs missions ont toutefois été organisées pour en déloger certains des pentes enneigées. La plupart du temps pour le simple besoin – émotionnel, culturel ou religieux – d’inhumer dignement son parent, ou parce qu’il est parfois nécessaire de prouver la mort pour faire fonctionner les assurances. Toutefois, faire descendre une dépouille mortuaire est une expédition bien plus onéreuse et dangereuse que l’ascension au cours de laquelle est décédé l’alpiniste lui-même. N’en est d’ailleurs capable qu’une poignée de sherpas.
Il faut compter entre 30 000 et 70 000 dollars pour assigner ces guides chevronnés à cette tâche. Le prix d’une vie ? Il faut croire. En 1984, Yogendra Bahadur Thapa et son guide Ang Dorjee sont décédés lors de la tentative de récupération du cadavre de l'alpiniste allemand Hannelore Schmatz. Même les sherpas ne sont pas à l’abri d’une erreur fatale à cette altitude si hostile, si inhumaine. Avec un cadavre à arracher des glaces, à harnacher et à porter en cordée, c'est d’une multitude de complications qu’ils doivent se prémunir.
Déblayer la montagne
Depuis 2008, Dawa Steven Sherpa, directeur général d'Asian Trekking, organise des sessions bénévoles de "nettoyage" de l'Everest, terriblement marqué par le passage de l'homme. En moins de dix ans, lui et son équipe y ont descendu près d’une tonne de restes humains (et accessoirement 15 000 kg de déchets, l’Everest étant devenue en quelques années une décharge à ciel ouvert). Ils ont ainsi pu offrir une inhumation décente à quatre porteurs – l’un d’entre eux était leur ami – et à un grimpeur Australien disparu en 1975.
En 2010, pas moins de vingt grimpeurs népalais ont à leur tour monté une vaste opération de collecte, ciblée cette fois dans la zone de la mort. Leur objectif : ramener "au sol" les corps de cinq alpinistes, dont les légendaires guides Rob Hall et Scott Fischer, décédés tous les deux dans la terrible tempête de 1996.
En réalité, depuis le début de la décennie, ces initiatives se sont multipliées. Pas plus tard qu’en décembre dernier, le New York Times publiait ainsi un long reportage sur le rapatriement exceptionnel, par six sherpas, de trois grimpeurs indiens morts le 21 mai 2016 au sommet de l’Everest. Une opération de tous les dangers financée directement par le gouvernement du Bengale occidental. Dans cet état du nord de l’Inde, où l’alpinisme est une tradition bien ancrée, il n’était pas pensable de dire adieu à ces héros des cimes sans cérémonie.
Opération "dignité"
Pour tous ceux qui se sont éteints sur la route qui mène au sommet, il est parfois difficile de parler d’éternel repos. Parce qu’ils n’ont eu d’autre choix que de périr à un endroit où les futurs alpinistes allaient être forcés de les croiser, figés comme de la pierre, certains sont devenus des points de repère et ont même écopé de surnoms. "Green Boots", en référence à la couleur vert vif de ses bottes, est incontestablement le plus célèbre d’entre eux. Il pourrait s’agir du grimpeur indien Tsewang Paljor ou de son compagnon de cordée Dorje Morup, tous deux morts également dans la tempête de 1996. Du fait de la fréquentation de la cavité sous laquelle gît cet homme, son corps a été à maintes reprises photographié, et même légèrement déplacé.
Cathy O'Dowd, une alpiniste qui assista en 1998 à l'agonie de Francys Arsentiev – la première Américaine qui parvint à se hisser au sommet sans assistance respiratoire – a longtemps dénoncé ce "manque de dignité" dans le traitement réservé aux cadavres. Il suffit d’un clic pour tomber sur les photos de dizaines de corps momifiés qui jalonnent la montagne. En 2007, elle et son mari, Ian Woodall, tentèrent d’inhumer deux corps lors d’une expédition baptisée The Tao of Everest : celui de Francys Arsentiev, surnommée depuis "Sleeping Beauty", pour la position sereine dans laquelle elle repose, et celui de "Green Boots". Malheureusement, le mauvais temps ne leur permit que de recouvrir d’un drapeau et d'un petit ours en peluche le corps de Francys.
Au printemps dernier, une équipe d’alpinistes de haut vol, le Seven Summits Club, a à son tour entrepris d'envelopper – ou de mettre hors de vue, lorsque cela fut possible –, de nombreuses dépouilles clairsemées sur la face nord de l’Everest. Vingt ans après son dernier souffle, "Green Boots", désormais drapé, peut enfin reposer en paix.
Au sommet du Nanga Parabat, Tomasz Mackiewicz, lui, doit déjà l'avoir trouvée.
– Article initialement publié le 31 janvier 2018.
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