
Des gendarmes français arrivent en quad devant la réserve d'eau de Sainte-Soline à la veille de la nouvelle manifestation contre les "mégabassines" dans le centre-ouest de la France, le 24 mars 2023. © Thibaud Moritz, AFP
Les vidéos sont accablantes, mais le ministre de l’Intérieur, Laurent Nunez, s’interdit de parler de "violences policières". Quant à son prédécesseur Gérald Darmanin, en poste au moment des événements de Sainte-Soline, il ne peut pas avoir d’avis puisqu’il dit ne pas avoir vu les images.
L’un et l’autre ont défendu, jeudi 6 novembre, les forces de l’ordre mises en cause par la publication la veille, par le journal Libération et le site d'information Mediapart, des enregistrements de caméras-piétons de gendarmes réalisés le 25 mars 2023 lors d'un rassemblement de milliers de personnes autour d'une réserve d'eau agricole contestée, surnommée mégabassine, à Sainte-Soline. Une manifestation qui avait dégénéré en bataille rangée entre forces de l’ordre et manifestants.
Pour afficher ce contenu Bluesky, il est nécessaire d'autoriser les cookies de mesure d'audience et de publicité.
Accepter Gérer mes choixSur les vidéos, on entend notamment des gendarmes encourager des "tirs tendus" de grenades, pratique interdite, en direction de manifestants et d'autres se réjouir des blessures occasionnées ou traiter de "fils de pute" les manifestants.
Hasard du calendrier, la Défenseure des droits, Claire Hédon, a rendu sa décision, vendredi 7 novembre, dans l’affaire Michel Zecler, ce producteur de musique roué de coups par des policiers en novembre 2020. Celle-ci relève des manquements déontologiques de la part des policiers qui ont fait "un usage disproportionné de la force" et "un acharnement injustifié" envers Michel Zecler, qui a reçu 29 coups en quatre minutes, occasionnant une incapacité totale de travail de 45 jours. "La victime a fait l'objet d'insultes à caractère raciste en étant traitée de 'sale nègre', insultes confirmées par le témoignage de quatre personnes présentes sur les lieux", précise-t-elle.
La Défenseure des droits pointe "qu'aucun conseil de discipline n'a été saisi" alors que l'inspection générale de la police nationale, au terme d'une enquête administrative permettant "d'établir les faits", a "proposé au préfet de police de Paris que les quatre policiers comparaissent devant le conseil de discipline". Elle a donc saisi le ministre de l'Intérieur "afin qu'il engage sans délai une procédure disciplinaire" à leur encontre.
Pour Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la comparaison des polices en Europe et coauteur de "La police contre la rue" (Grasset, 2023), ces deux affaires mettent à nouveau en lumière "les dysfonctionnements à tous les niveaux" du contrôle des forces de l’ordre.
France 24 : Quel constat peut-on tirer des vidéos de Sainte-Soline qui montrent des faits graves n'ayant jusqu’ici fait l’objet d'aucune procéduresdisciplinaire et de la décision de la Défenseure des droits qui en réclame une pour l’affaire Michel Zecler ?
Sebastian Roché : Ces deux affaires montrent effectivement que le contrôle des forces de l’ordre dysfonctionne à tous les niveaux, du bas de la pyramide jusqu’en haut. Dans l’affaire de Sainte-Soline, les vidéos révélées par Libération et Mediapart montrent que le comportement des agents de la gendarmerie s’inscrit en violation des règles déontologiques et pénales. Il y a ensuite l’encadrement qui encourage les agents à avoir des gestes dangereux et illégaux. Et enfin l’IGGN [inspection générale de la gendarmerie nationale, NDLR] qui ne fait pas son travail correctement avec un rapport dans lequel l’institution s’auto-exonère en évoquant un état de légitime défense et des règles d’usage non applicables.
Le système ne fonctionne pas non plus sur le plan pénal puisque gendarmerie comme police ne mettent rien en œuvre pour permettre de retrouver les auteurs d’actions problématiques. Non seulement il est impossible d’identifier les personnels en action, mais il est aussi et surtout impossible de savoir qui a effectué un tir illégal ayant provoqué une blessure. Il n’y a pas de volonté de mettre en place une traçabilité des tirs alors que c’est techniquement faisable. Résultat : les magistrats savent qu’il y a des auteurs d’actes illégaux et des mutilés, mais ne peuvent pas faire le lien entre les deux. Or, comme la justice doit rechercher des responsabilités individuelles et qu’elle ne peut pas s’interroger sur les violences systémiques ou remonter la chaîne de commandement, elle ne peut que classer ces comportements illégaux.
Les dysfonctionnements sont quasiment les mêmes dans l’affaire Michel Zecler. Le chef de groupe ne joue pas son rôle de modérateur pour réguler le comportement de ses agents, dont l’usage de la violence doit toujours être proportionné. Et alors qu’une demande de sanction a été faite par l’IGPN [inspection générale de la police nationale, NDLR], elle n’est pas mise en œuvre par le directeur général de la police.
Emmanuel Macron avait pourtant appelé lors du Beauvau de la sécurité en 2021 à un contrôle parlementaire des actions des forces de l’ordre. Que s’est-il passé ?
Rien n’a été fait car cette question n’existe pas vraiment dans le débat politique. La droite a tendance à s’aligner sur le Rassemblement national qui est sur une ligne de présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre. Les macronistes sont en décomposition et la gauche est très divisée sur ces enjeux avec La France insoumise qui veut totalement réformer la police et un Parti socialiste qui y est opposé. Donc il n’y a pas de front uni à gauche qui permettrait de peser pour faire entendre des propositions crédibles et réalistes – car contrairement à ce que dit LFI, l’IGPN et l’IGGN ne peuvent pas être remplacées par des organismes totalement indépendants. Il n’y a pas un pays en Europe qui fait ça, toute institution a besoin d’un organe de contrôle interne.
Il est toutefois possible de faire beaucoup d’aménagements. Il pourrait aussi y avoir en France un contrôle parlementaire, comme l’avait évoqué Emmanuel Macron, ou comme en Belgique un comité de contrôle des services de police qui serait supervisé par les parlementaires.
Gérald Darmanin était le ministre de l’Intérieur au moment de l’affaire Michel Zecler et des affrontements de Sainte-Soline. Son action a-t-elle favorisé ces dérives et l’absence de procédure disciplinaire ?
Gérald Darmanin a été un ministre de l’Intérieur qui a fait le choix d’être polarisant sur ces questions de violences policières. Il a adopté une logique partisane qui n’est pas celle qu’on attend d’un ministre censé être impartial. Il a toujours dit qu’il serait le défenseur des policiers et des gendarmes et il est frappant de voir que dans l’affaire Michel Zecler, il n’a pas suivi la demande de sanction de l’IGPN. Et quand il parle des militants écologistes de Sainte-Soline, ce sont des "écoterroristes", tandis que les agriculteurs qui s’en prennent aux grilles des préfectures sont des gens "en souffrance".
Ce sont toutefois des éléments de langage assez constants au ministère de l’Intérieur : on refuse de parler de violences policières. Pour le ministère, la police n’est pas raciste, elle est républicaine et utilise toujours la force de manière proportionnée. Leur partialité – que ce soit celle de Gérald Darmanin hier ou de Laurent Nunez aujourd’hui – se voit dans la description qu’ils font des violences entre policiers et manifestants : dans leur discours, il n’y a que les forces de l’ordre qui bénéficient de la présomption d’innocence. Et alors que tout le monde constate les problèmes avec ces vidéos, les ministres ne veulent pas voir la réalité. Gérald Darmanin a même déclaré jeudi qu’il n’avait pas vu les images. Pourquoi ? Parce que dire la vérité aurait un coût politique vis-à-vis d’une partie de leur électorat et engendrerait des problèmes avec les organisations de police. Ils font un calcul coût-avantage qui les conduit à nier la réalité. On peut juste espérer qu’à un moment donné ce ne sera plus possible.
