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La justice européenne se demande si Google doit appliquer le droit à l’oubli au niveau mondial

La Cnil française affirme que seule une application au niveau mondial permettrait de rendre le droit à l’oubli efficace, tandis que Google assure que ce serait une invitation faite aux États autoritaires à abuser de la censure.

Le droit à l’oubli sur Internet vient se rappeler au bon souvenir du monde entier à travers une affaire portée, mardi 11 septembre, devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La plus haute juridiction européenne doit trancher un litige opposant la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) à Google. Le gendarme français de la protection des données personnelles exige que le géant américain de l’Internet étende à tous ses services dans le monde ce droit à l’effacement d’un lien sur Internet dont bénéficient, pour l’instant, les internautes européens sur le seul Vieux continent.

La Cnil avait, en 2016, condamné Google à verser une amende de 100 000 euros pour refus de déréférencer au niveau mondial des informations concernant certains internautes européens. Le géant de l’Internet avait contesté cette décision devant le Conseil d’État, qui a demandé à la CJUE de se pencher sur le litige.

Le temps ne guérit pas tous les maux numériques

Cette nouvelle affaire est très attendue, car elle vient compléter une décision controversée de 2014 de la justice européenne, qui avait jeté les bases d’un droit à l’oubli numérique. Le juge avait alors accordé aux ressortissants européens la possibilité de demander à Google de faire disparaître de son moteur de recherche des résultats pointant vers des contenus qui leur portent préjudice. Mais uniquement en Europe. Ainsi, un politicien peut, par exemple, réclamer la suppression de liens vers des articles relatant des frasques extraconjugales passées. Google juge, ensuite, la pertinence de la requête par rapport au droit à l’information et à l’intérêt général. C’est l’application au numérique du principe selon lequel temps guérit tous les maux.

Le géant américain a reconnu que ce nouveau droit a rencontré un fort succès en Europe. Depuis mai 2014, le moteur de recherche a reçu 722 000 requêtes portant sur un total de 2,75 millions de pages Internet. Mais pour la Cnil, ce n’est pas suffisant. L’autorité française estime que la protection des données privées est un principe absolu qui ne doit pas dépendre de la géolocalisation des internautes. Surtout, elle pointe du doigt les limites technologiques du droit à l’oubli en l’état actuel. Il suffit d’utiliser un VPN (logiciel qui permet de cacher l’endroit d’où on se connecte à l’Internet) pour vider cette protection de toute sa substance.

C’est pourquoi la Cnil demande à la CJUE d’étendre la portée du droit à l’oubli numérique pour les résidents européens aux résultats d’une recherche – sur Google, mais aussi Yahoo ou Bing (Microsoft) – dans le monde entier. L’autorité française a été confortée dans ses arguments par un arrêt de la Cour suprême du Canada qui a “le 28 juin 2017 consacré un droit à l’oubli mondial en considérant que l’Internet n’[avait] pas de frontière”, rappelle Antoine Chéron, avocat spécialisé dans les nouvelles technologies du cabinet ACBM.

Risque de contagion aux régimes autoritaires

Mais cette perspective d’une extension du domaine du droit à l’oubli a de quoi hérisser le poil des Américains, très à cheval sur leur conception de la liberté d’expression et d’informer. Si les arguments de la Cnil prévalent, “la Cour de justice de l’UE imposerait partout dans le monde la conception européenne de l’équilibre entre protection de la vie privée et liberté d’informer”, note Étienne Drouard, avocat associé du cabinet K&L Gates. Si un internaute américain ne peut plus avoir accès à un article du New York Times car un ressortissant européen a obtenu de Google le déférencement d’un lien, cela voudrait dire, d’après ce juriste, “que la décision de la Cour de justice de l’Union européenne aurait transformé le droit à l’information du public américain, qui est normalement placé sous le contrôle de la Cour Suprême des États-Unis”.  

“Il est inquiétant d’imaginer que Google, avec son rayonnement international, puisse ainsi être utilisé par des gouvernements étrangers pour imposer leur vue à d’autres États”, prévient dans le New York Times, Daphne Keller, avocate au Stanford Law School’s Center for Internet and Society.

Car le débat devant la CJUE ne porte pas seulement sur le droit à l’oubli, mais aussi sur l’extraterritorialité des réglementations d’Internet. Me Antoine Chéron juge par ailleurs que les arguments de la Cnil se heurtent au principe de souveraineté : “La CJUE ne peut pas imposer à Google d’effacer des contenus de son moteur de recherche dans des pays, comme les États-Unis, qui ne dépendent pas de sa juridiction.”

Google, pour se défendre, a d’ailleurs brandi le spectre d’un risque de contagion aux régimes autoritaires si l’UE cherchait à rendre le droit à l’oubli mondial. “Cet argument est malheureusement cynique et imparable : lorsqu’il s’agit de vouloir donner un effet extraterritorial à une norme, on porte forcément atteinte à la souveraineté de l’autre. Qu’on soit animé de bonnes ou de mauvaises intentions, qu’on défende la démocratie, les libertés ou un pouvoir autoritaire, il n’y a pas de différence de nature entre les normes à portée extra-territoriale”, met en garde Étienne Drouard.

Le risque serait que fort du précédent européen, d’autres gouvernements, enclins à la censure tous azimuts, se sentent légitimes pour exiger de Google ou de Facebook d’imposer à l’échelle mondiale des lois bien plus attentatoires à la liberté d’expression que le droit à l’oubli. “Si l’Arabie saoudite réussissait à faire respecter ainsi par tous les internautes ses lois sur le blasphème, ou si la Turquie venait à imposer son interdiction d’insulter le président, la face de l’Internet en serait changée à tout jamais”, prévient Daphné Keller.

On n’en est pas encore là. Mais consciente de cet enjeu démocratique, la CJUE a autorisé près de 70 associations et ONG de défense de la vie privée et de la liberté d’expression à venir présenter leurs arguments en complément des plaidoiries des avocats des deux parties. À l’issue de ces auditions marathon, les 15 juges se retireront pour établir un verdict qui ne devrait pas être rendu avant quelques mois.