
Partout en France, on célèbre l’exploit de la France contre la Croatie. Les résidents du centre Albin Peyron de l'Armée du Salut, à Paris, ont eux aussi suivi le match avec enthousiasme. Récit d'une victoire vécue à travers les yeux de migrants.
Il est 16 heures, le match n'a pas encore commencé, mais Ali, 22 ans, porte déjà le drapeau tricolore sur le dos. Le jeune homme est afghan, il est logé par une famille française dans le quartier des Invalides. Pourtant, il a traversé tout Paris pour venir voir le match ici, sur les écrans de télévision allumés pour l'occasion dans la cafétéria de la résidence Albin Peyron qui appartient à l'Armée du Salut. Il doit retrouver des amis qui habitent dans ce centre, des Afghans comme lui, qu'il a rencontrés il y a 2 ans, lorsqu'ils vivaient dans la rue "sous les ponts dans le quartier de Jaurès et Gare de l'Est". Il ne connait pas les chants des supporters, mais il a inventé sa propre mélodie : "Allez les Bleus ! Allez Griezmann ! Allez Kanté !" , chante-t-il . Soutenir la France lui paraît évident. "J'aime trop les Français, ils ont été bons avec moi !" répète-t-il. Depuis quelques mois, il a sa carte de séjour et a entamé des études de français pour travailler ensuite dans l'hôtellerie.
"En France, il y a l'égalité dans la devise" rebondit Youssef*, soudanais, du Darfour, âgé de 25 ans. "Ici si tu es le meilleur tu as tes chances, le rêve est possible". Il fait référence aux quelques 16 joueurs d'origine africaine de l'équipe de France. "Mbappé son père est camerounais et sa mère est algérienne" précise Youssef. Dans la résidence, c'est un détail qui compte. À chaque match depuis le début du mondial, les habitants du lieu descendent dans le hall pour suivre les rencontres sur les écrans de la cafét éria . Certains matche s intéressent plus que d'autres. Ceux des grandes équipes (Brésil, Argentine...) ont attiré un peu de monde. Puis il y a eu les rencontres des équipes africaines. "Depuis leurs éliminations, l'équipe de France représente l'Afrique" plaisante Youssef. Lors de la demi-finale , une soixantaine de résidents sont descendus dans la rue sur les 400 personnes hebergées sur place.
Certains n'ont pas pu aller sur les Champs
Ce soir, lorsque le match commence , ils sont une cinquantaine devant l’écran . Certains résidents sont allés pour leur part jusqu’ aux Champs-Élysées. "Ceux qui sont restés là c'est parce qu'il n'ont pas de carte de transport ou des problèmes avec leurs papiers" explique Youssef, qui est dans ce cas. Arrivé en Italie sur un bateau pneumatique lancé depuis la Libye, il est ce qu'on appelle un "dubliné". Ses empreintes ont été relevées par la police italienne. Dès lors, en vertu du règlement européen de Dublin, c'est depuis ce pays qu'il est contraint de déposer une demande d'asile. Il est donc susceptible d'être renvoyé vers l'Italie à tout moment, alors il préfère rester à l'écart des mouvements de foule et des contrôles de la police française. D'autres compatriotes soudanais et érythréens se sont regroupés devant l'un des écran s de la cafét éria . Ils râlent en levant les mains au ciel. "Pavard manque de vitesse !, "Giroud ne sert à rien, il n'a pas marqué de but". "Il faut qu'on gagne ! On doit gagner !" répète Abdul Fathi, un informaticien soudanais de 35 ans arrivé il y a trois ans. "Aujourd'hui on gagne même si on se saigne !"
Sur l'écran, la moindre tentative d’un joueur pour marquer sucite des sursauts d'excitation. Au premier but pour la France, la salle se soulève. Osman fait un tour sur lui-même en sautillant et se rassied. "Il fait ça à chaque fois !" s'amuse Youssef. Les fans de football ont leurs habitudes dans ce centre, où les matches de la Ligue des champions sont également retransmis. Les résidents de l'Armée du Salut ont aussi leur propre équipe de football et deux babyfoot à disposition pour les moins sportifs.
Au fil de la rencontre, le niveau sonore monte. Les hommes applaudissent de plus en plus fort. L'un d'eux, au premier rang, renverse une table sur le penalty d'Antoine Griezmann. La France mène 2-1, mais ils ne sont pas sereins en défense. Samuel Umtiti se blesse après une torsion de la cheville. Les tricolores souffrent et la salle avec. Les visages restent concentrés. À la mi-temps, Osman est remonté dans sa chambre et il redescend avec un maillot du Barça.
"Mbappé, Umtiti, ce sont mes enfants"
Un peu plus loin, un groupe de femmes crient "Merci Pogba !" Le joueur vient d'inscrire un troisième but pour la France. Kylian Mbappé lui emboîte le pas quelques minutes plus tard. "Personne n'a un drapeau là ? Il me faut un drapeau de la France !" lance Bakayoko, une Ivoirienne de 29 ans. "Quatre buts en finale d'une Coupe du monde ! Ça c'est grave !" s'écrit Florence, son amie camerounaise. Les femmes esquissent une danse.
"Mbappé, Umtiti, ce sont mes enfants" lance Florence, qui rappelle que les deux joueurs sont d'origine camerounaise. "Ça me plaît, l'idée que le Cameroun puisse produire quelque chose de beau. Que nous contribuions à l'évolution de la France. Car je dois beaucoup à la France, elle m'a sauvée, elle m'a guérie". Elle s'empresse alors d'appeler son mari resté à Douala, qu'elle a quitté pour venir se faire soigner ici après des complications liées à l'accouchement. "Il me dit que c'est la fête là-bas aussi" raconte-t-elle. "Si ils gagnent, je vais aux Champs-Élysées !" lance-t-elle, accompagnant l'enthousiasme collectif dans la salle. Un autre résident en France depuis longtemps s'écrit :"Et s'ils gagnent, ils donnent les papiers à tout le monde ?".
Florence elle, n'a plus de soucis. Elle vient d'être régularisée. Maintenant, elle ne rêve que d'une chose, c'est de retourner voir son fils qu'elle a laissé au pays et le faire venir en France. "Je n'étais pas mauvaise au foot, alors pourquoi pas, mon fils pourrait lui aussi devenir un Mbappé". Au coup de sifflet final, les femmes montent se changer pour sortir faire la fête dans Paris. La France est championne du monde. Florence et Bakayoko se parent de bleu, de blanc et de rouge. Finalement, elles n'iront pas sur les Champs-Élysées, mais à Château-Rouge.