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Et si la réalité virtuelle n’avait du sens que dans le documentaire ?

Dans les jeux vidéo, les films, les pubs ou même les escape games, la VR se conjugue à toutes les sauces, mais souvent sans grande valeur ajoutée. Pourtant il y a un domaine où son pouvoir d’empathie prend tout son sens : le documentaire.

CANNES. – Alors que la réalisatrice française Eva Husson concourt en compétition au festival de Cannes avec le film "Les Filles du Soleil" sur un groupe de femmes kurdes qui combat l’État islamique, la même histoire (vraie) se découvre dans un documentaire en réalité virtuelle présenté sur le pavillon Next du Marché du film, au sous-sol du Palais des Festivals.

"The Sun Ladies VR" est un film de sept minutes coproduit et coréalisé par la Française Céline Tricart. On y suit le quotidien de Xate Singali, une ancienne star de la chanson au Kurdistan qui a pris la tête de cette unité de combat féminine formée après les massacres des Yézidis, en 2014, qui ont fait des milliers de morts et autant de femmes et d’enfants réduits en esclavage.

Autant être honnête avec vous tout de suite, je n’ai jamais été une grande fan de la VR. Je ne suis pas une gameuse, ce qui m’empêche de juger de son intérêt pour le jeu vidéo, et je rechigne à voir des films en 3D, 4DX et autres soi-disant expériences de cinéma augmenté qui relèvent plus du gadget pour moi. (Même si je ne m’interdis pas de me laisser, parfois, happer par des histoires en réalité virtuelle à l’image des sublimes animations de Baobab Studios, que j’avais découvertes l’année dernière à Cannes.)

Pourtant après avoir vu les images fortes de "The Sun Ladies VR" sur le conflit irakien, mais aussi les documentaires sur la biodiversité "The Wild Immersion" ou sur des trouvailles insolites d’urbanisme chinois "The Real Thing", je crois désormais que la réalité virtuelle a un vrai rôle à jouer lorsqu’elle s’applique au genre du documentaire.

"Au moment où on a entendu parler des 'Sun Ladies', on a su qu’on allait le faire en VR", raconte Céline Tricart, lors d’un débat organisé sur le Doc Corner du Marché du film, auquel Mashable FR a asssisté, samedi 12 avril. "On s’est tous habitués aux images de la guerre en Irak, on en a vu partout dans les journaux télévisés. Et à force d’être exposés à cette violence, on s’est construit un mur de protection qui nous rend insensibles. Pour 'casser' ce mur, il fallait changer la façon dont nous allions montrer les choses."

Une "machine à empathie"

La réalité virtuelle a le pouvoir de mettre le spectateur en immersion dans n’importe quel paysage, dans n’importe quel pays du monde et de façon instantanée. On enfile un casque, et on se retrouve assis à la table du déjeuner de ces filles en treillis sous le soleil pesant du Kurdistan, on frôle les poils de jeunes singes joueurs en Indonésie ou on se promène dans les rues d’une étrange ville chinoise, réplique presque parfaite de Venise, à des milliers de kilomètres de son original. Et ces sentiments d’immersion et de proximité déclenchent l’empathie des spectateurs.

Le réalisateur Chris Milk décrivait ainsi la réalité virtuelle comme "la machine à empathie ultime", et tous les acteurs de cette industrie qu’on a rencontrés à Cannes en sont aussi convaincus. À condition de veiller à utiliser ce mode de narration que lorsque cela le mérite vraiment, sans tomber dans le sensationnalisme à outrance comme c'est parfois le cas dans la fiction.

"Le tournage en réalité virtuelle éclate complètement la notion de cadre"

Parmi les autres points forts de la réalité virtuelle, il faut aussi évoquer le sentiment de vérité, primordial lorsqu’on parle de documentaire. Les caméras à 360° ne trichent pas, elles enregistrent tout ce qu’il se passe à la ronde, sans possibilité de "cacher" certains angles ni certaines scènes. Alors certes, c’est bien le réalisateur qui choisit où il pose sa caméra, mais ensuite, il est impossible d’occulter une partie du champ de vision de l’appareil. "Le tournage en réalité virtuelle éclate complètement la notion de cadre, le point de vue est libéré et permet une vraie prise de recul", explique à Mashable FR Paul Bouchard, en charge des acquisitions et de la distribution à l’international pour Diversion, notamment distributeur de la série documentaire "The Wild Immersion".

Si l’on peut reprocher aux "Filles du soleil" d’Eva Husson des plans aux ressorts dramatiques trop hollywoodiens ou certaines inexactitudes politiques, les "Sun Ladies" de Céline Tricart, elles, sont authentiques et bien réelles.

Un financement compliqué

Mais cette technologie, puisqu’elle n’en est qu’à ses prémices, réserve parfois quelques complications aux équipes. "Nous en sommes aujourd’hui avec la VR, exactement au moment où en était le cinéma à l’époque des frères Lumière", résumait le réalisateur et producteur Michel Reilhac, dans une interview à Télérama. En Irak, il a fallu expliquer aux populations locales que cet objet rond et noir que l’équipe posait avant d’aller se cacher (pour sortir du champ) n’était pas une bombe mais une caméra. Et en Afrique, les lions ont pris ce petit bijou de technologie pour une proie qu’ils ont déchiqueté, ne laissant aux réalisateurs qu’une carte mémoire heureusement intacte. Ajoutez à cela que le matériel est très cher et que le travail de post-production est complexe et long, ce qui fait encore gonfler les coûts.

Bon, a priori des coûts de production exorbitants ne font pas forcément peur à l’industrie cinématographique lorsqu’il s’agit de financer un documentaire. Disney dépense en moyenne 10 millions d’euros pour un docu de son label Disney Nature, quand Netflix investit tout autant pour développer son catalogue de documentaires originaux. Mais ces projets ont en commun d’engranger, par leur succès populaire, des entrées ou des clics, et donc des revenus. Or dans la sphère de la réalité virtuelle, les exemples de films rentables sont rares, concède Céline Tricart. Il est donc très compliqué de trouver des financeurs. Avant de partir en Irak pour le tournage des "Sun Ladies", la fondatrice du studio Lucid Dreams Productions avait passé un an à la recherche de fonds. En vain. Elle est finalement partie sans financement, avec une équipe de bénévoles.

Pourtant s’ils ne feront sans doute jamais des dizaines de millions d’entrées au box-office – encore faudrait-il qu’il y ait plus de salles de projection en VR – ces contenus en réalité virtuelle ont un pouvoir d’influence assez exceptionnel. D’après l’étude "Shifts for 2020: Multisensory Mutipliers" de Facebook, publiée en juin 2017, 48 % des spectateurs d’une "vidéo humanitaire" en réalité virtuelle sont prêts à faire un don pour les causes qu’ils viennent de vivre. Soit près d’un spectateur sur deux donc.

"Si les gens sont juste observateurs, ils n’ont pas envie d’agir"

"Si les gens sont juste observateurs, ils n’ont pas envie d’agir. Alors il faut qu’ils soient impliqués dans l’histoire, et c’est ce que permet la réalité virtuelle", s’enthousiasme lors du même débat Danielle Turkov-Wilson, la fondatrice de Think-Film Impact Productions, studio qui a vocation à produire et promouvoir des films percutants à impact politique et social. Convaincue du potentiel d’influence de la réalité virtuelle sur des questions environnementales notamment, elle tente de convaincre des ONG, des gouvernements et autres institutions d’investir dans la production de documentaires en VR.

Et certains exemples prouvent déjà le bien-fondé de son discours. En 2015, les Nations unies ont produit le documentaire à 360° "Clouds Over Sidra", réalisé par Chris Milk, qui raconte la vie d’une enfant de 12 ans dans un camp de réfugiés syriens. Projeté lors de la conférence annuelle de l’UNICEF, il aurait permis de doubler le nombre moyen de donateurs et aidé à lever 3,8 millions de dollars ce soir-là. De quoi changer les mentalités et financer ensuite des initiatives tout sauf virtuelles.

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