, envoyé spécial à Beyrouth. – Dimanche, l'Association libanaise pour des élections démocratiques déploiera ses 1 200 bénévoles pour veiller à la neutralité de l'État lors des législatives et défendre la démocratie, malmenée par le clientélisme de la classe politique libanaise.
L'heure de la mobilisation générale a sonné depuis quelques jours dans les bureaux de l’Association libanaise pour des élections démocratiques (Lade), situés à Sodeco, dans l’est de Beyrouth. Cette ONG, qui s’est donné pour mission, lors de sa création il y a 22 ans, de "protéger la démocratie libanaise en surveillant le processus électoral", va déployer plus de 1 200 observateurs bénévoles sur l’ensemble du territoire pour veiller à la bonne tenue des élections législatives, dimanche 6 mai.
Présent près de l a porte d’ entrée du siège de la Lade, qu’il a rejointe il y a trois ans en provenance des rangs d’une autre ONG de défense de la démocratie, Hassan Sbeity, étudiant en dernière année d’ingénierie en télécoms à Saïda, dans le sud du pays, mesure la responsabilité qui sera la sienne dimanche.
"Il faut bien faire des sacrifices pour un jour aussi important"
"Je pense que je ferai une nuit blanche, car il y aura énormément de travail, beaucoup de choses à surveiller, et il y aura sans surprise des problèmes à cause de la complexité de la loi électorale, mais il faut bien faire des sacrifices pour un jour aussi important que celui-là", dit-il en s’exprimant tantôt en français, tantôt en arabe.
Les dernières législatives organisées dans le pays du Cèdre remontent à 2009, après trois prorogations du mandat des députés actuels, faute de consensus autour d’une nouvelle loi électorale , finalement v otée en juin 2017. Une loi que la Lade, qui a milité pour la proportionnelle et pou r l’utilisation obligatoire de bulletins de vote pré-imprimés, et obtenu gain de cause sur ces points, juge encore imparfaite et complexe. L’organisation a tenu , lors des cinq derniers mois, pas moins de 150 réunions pour informer les électeurs sur les nouvelles règles électorales et sur le mode de comptage des voix.
Hassan votera pour la première fois de sa vie – la majorité électorale est fixée à 21 ans au Liban – pour des législatives, comme près de 500 000 jeunes libanais privé s de ce type de scrutin depuis 2009. "Je suis impatient de m’exprimer , je veux que ma voix compte", confie-t-il. Il est venu au siège de l’ONG pour récupérer les équipements et les chasubles bleu roi qui permettr ont d’identifier les bénévoles de la Lade dans les 6 796 bureaux de vote disséminés dans les quinze circonscriptions du pays.
Il est chargé, avec une cinquantaine d’observateurs , formés plusieurs mois à l’avance, de surveiller le scrutin à Nabatié, grande ville du Sud-Liban et bastion du Hezbollah. "Je fais partie de l’une des équipes volantes, qui se déplaceront dans les différents bureaux de vote de la circonscription, où seront présents plusieurs de nos collègues, quatre généralement, d’une manière permanente", indique-t-il en malaxant sa casquette posée sur ses genoux.
Pressions et des tentatives d'achat de voix
Hassan et ses acolytes, qui ont entre 18 et 70 ans, seront sur le pont dès 6 h du matin . S oit une heure avant l’ouverture des bureaux de vote. "Nous devons vérifier qu’ils disposent bien du matériel électoral prévu, de la présence effective des bulletins de vote requis jusqu’à la conformité de l’urne, on en est à ce point-là", déplore-t-il.
En cas d’incidents ou de fraudes, tout au long de la journée de dimanche , le QG de la Lade est immédiatement prévenu par ses observateurs via une hotline. L’ONG prévient alors le ministère de l’Intérieur et l’invite à réagir. "Nous seront là pour constat er les irrégularités, par contre nous ne sommes pas habilités à les faire cesser, ce n’est pas notre rôle", poursuit Hassan. Après le vote, la Lade rédige ra et publie ra un rapport, qu’elle met tra à la disposition des citoyens, des partis politiques et des candidats éventuellement lésés, afin qu’ils portent plainte s’ils le désirent.
De nombreuses violations du processus électoral ont été constatées lors des derniers scrutins organisés dans le pays du Cèdre. En 2016, la Lade avait notamment dénoncé une augmentation de 80 % du nombre d'irrégularités lors des élections municipales de mai 2016.
"La campagne était tendue et le comportement de certains candidats laissent craindre des violations du processus, prévient Hassan. Ces derniers jours, des citoyens nous ont rapporté des pressions et des tentatives d’achat de voix contre de l’argent ou des promesses d’emploi. Mais hélas, ils ont refusé de témoigner par écrit par peur de représailles." Le clientélisme et la corruption sont liés à la culture politique du pays. Ce dernier occupe le 143e rang (sur 180) au classement 2017 de l’indice de perception de la corruption publié par l’ONG Transparency International, basée à Berlin.
"Si nos droits étaient garantis, l'association n'existerait pas"
Dans un des bureaux de la Lade, Ali Slim, coordinateur du département de recherches et membre du bureau exécutif de l’ONG, scrute l’écran de son ordinateur. Crâne rasé, lunettes rondes et barbe taillée, le jeune homme de 31 ans lève la tête de temps en temps, pour saluer les chefs d’équipes d’observateurs de passage à Beyrouth . Il fait partie des rares salariés de l’organisation, majoritairement financée par des fonds européens. "Pour garantir notre indépendance, nous n’acceptons aucun financement public ou privé libanais, c’est le prix de notre crédibilité, et nous refusons toute restriction de notre liberté, ou de nous exposer à des pressions", souligne-t-il.
Il assure également que les bénévoles, comme les membres de la Lade, sont issus de toutes les communautés confessionnelles du Liban . Ils ont leurs propres convictions politiques certes , mais ne sont encartés dans aucun parti, c’est la règle pour garantir leur neutralité sur le terrain. "Ceux qui nous accusent d’être des gauchistes se trompent, nous sommes apolitiques, insiste-t-il. Dans le bureau d’à côté, ma collègue porte le voile, elle a de fortes convictions religieuses, comment peut-elle être en même temps une gauchiste ?"
Ali affirme avoir rejoint la Lade parce qu’il se dit attaché à la défense des droits de l’Homme et aux droits politiques du citoyen, qui ne sont pas garantis encore , selon lui, au Liban . "À moins d’être un membre ou proche d’un grand parti", nuance-t-il . Si nos droits étaient garantis, l’association n’existerait pas, ajoute Ali en croisant ses doigts.
Éveiller le sentiment citoyen
"À un certain moment, j’avais deux choix : soit je quittais le pays, pour vivre dans un pays qui me peut me garantir mes droits civiques et politiques, soit je restais ici, pour travailler à cette cause dans une ONG." Il a trouvé toute sa place dans les rangs de la Lade, qui "œuvre à mettre en garde les citoyens, en mettant en lumière les violations, mais aussi à éveiller les consciences".
Dans un élan de franchise, Ali concède qu’il revient de loin et qu’il a construit tout seul sa conscience citoyenne en se libérant des discours sectaires. "Je suis né dans la banlieue sud de Beyrouth, au sein d’une famille chiite, une communauté qui baigne dans un discours politique conservateur, stéréotypé et confessionnel. À force de les entendre, je pens ais que toutes les autres communautés nous voulaient du mal , au point de vouloir se débarrasser de nous !"
Et de poursuivre : "C'est au cours de mes études de sciences politiques, effectuées d ans d iverses régions du Liban, comme à Batroun [ville balnéaire du nord, NDLR], que j’ai rencontré des Libanais issus d’autres communautés, ayant les mêmes rêves et les mêmes attentes que moi, que j’ai compris le sens et l’importance qu’il fallait accorder au développement du sentiment citoyen pour en finir avec le communautarisme".
"Nous ne sommes pas une bande de rêveurs"
Défense de la démocratie, transparence des élections, éveil de la conscience citoyenne… La mission de la Lade n’est pas une tâche facile . À 36 ans, Rima Adhami, professeur de droit à l’Université libanaise et membre du conseil d’administration de l’organisation, n’entend pas baisser les bras.
"Nous ne sommes pas une bande de rêveurs, nous savons que notre mission est compliqué e , qui demande du temps, dit-elle dans un français impeccable, assise dans la salle de réunion de l’organisation. Ce qui nous importe, c’est que les élections au Liban soient démocratiques et correctes, je rappelle que nous ne sommes pour aucun camp, nous voulons simplement que le choix des électeurs soit vraiment respecté."
Et pour cela, Rima espère que les Libanais se rendront massivement aux urnes le 6 mai. "On attendait ce scrutin depuis neuf ans. Sans élections, transparentes bien sûr, il n’y a plus de démocratie libanaise, plaide-t-elle. Nombreux sont ceux qui ne croient plus en la politique, qui refusent d’aller voter pour les mêmes personnes, où qui disent ne pas vouloir se rendre aux urnes, mais on les encourage à aller vote r" , dit-t-elle. Selon elle, c’est à tous les acteurs de la société d’ œuvrer à redynamiser la démocratie libanaise – les familles, les écoles, les partis politiques, et même l’État. "C’est un travail collectif qui doit être fait."
Sauf que Rima, qui a obtenu son doctorat en droit en France – un séjour qui a contribué à éveiller son sentiment d’appartenance citoyenne, glisse-t-elle au passage –, s’inquiète justement de la neutralité du gouvernement dans le processus électoral.
Des ministres-candidats
La Lade avait publié un rapport, fin mars, dans lequel elle dénonçait les pratiques de certains ministres en lice pour les législatives, " qui laissent à penser qu’ils ne font pas de distinction entre, d’une part, leur qualité de candidat, et d’autre part, leurs prérogatives et revenus de ministres chargés de la gestion des affaires publiques".
Le Premier ministre Saad Hariri, le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, et celui de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, visent, comme une dizaine d’autres membres du gouvernement, un siège de député. "Le ministre de l’Intérieur, dont l’équipe est chargée d’organiser ces élections, est lui-même dans la course, et son ministère fait campagne pour lui sur son site Web , ce n’est pas sérieux, juge-t-elle. Mais on les surveille car ils utilise nt les ressources de l’État pour faire campagne."
Sans parler de la Commission officielle de supervision des élections, nommée par le gouvernement, qui "n’est ni efficace, ni indépendante". Elle n’a aucun moyen et n’aura aucun observateur dimanche sur le terrain, ajoute Rima. "Elle est sous surveillance, elle aussi."